«Les gens sont affamés de plans. Si tu leur en offres un, ils se jettent dessus. Toi, tu inventes et eux, ils croient. Tous les petits complots que chacun imagine, tous les boucs émissaires dont chacun a besoin finissent par générer le grand complot universel.»
Umberto Eco (1932-2016) romancier, sémiologue et philosophe italien, est décédé à l’âge de 84 ans, il y a de cela sept ans jour pour jour, après avoir perdu sa lutte contre le cancer.
Cette date est une occasion de revenir sur les pensées profondes et indémodables de ce grand professeur, pionnier de l’interprétation des signes, qui a décortiqué des thèmes toujours d’actualité tels que le pouvoir du mensonge, la fabrication de l’ennemi, l’art du complot, le pouvoir de la mémoire, la géographie, les religions… Ses œuvres peuvent au premier abord sembler déroutantes et uniquement accessibles à une certaine élite intellectuelle, au regard de leur éclectisme labyrinthique. Pourtant, Eco est un humaniste qui s’adresse au grand public, particulièrement aux jeunes contemporains. Ces derniers, à l’ère du numérique, plus que jamais exposés à la guerre de l’information, ont tendance à croire à tout, y compris aux vagues théories conspirationnistes, sans prendre la peine de filtrer les informations.
Eco est un écrivain exceptionnel, amoureux de Dumas et de Joyce. Il est drôle et profond, et a réussi le pari d’alterner exigence universitaire et écriture populaire, philosophie et pop art, Thomas d’Aquin et James Bond, la Kabbale et les ordinateurs jusqu’à Wikileaks.
L’humour est indissociable de ses œuvres: «L’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir, il a donc inventé le rire pour ne pas se prendre trop au sérieux. Le lecteur non averti risque de prendre les propos d’Eco au premier degré, risquant ainsi de le discréditer, sans avoir saisi le sens réel de son message.
Né dans le Piémont à Alexandrie (nord de l’Italie), Umberto Eco est un bibliophile mélomane qui s’adonne pleinement à l’écriture dès son plus jeune âge. Ensuite il écrit dans de nombreux journaux et enseigne notamment à l’université de Bologne où il occupe la chaire de sémiotique jusqu’en octobre 2007.
Le succès du Nom de la rose
Il deviendra mondialement célèbre suite à la publication, en 1980, de son premier polar phénoménal, Le nom de la rose, vendu à plusieurs millions d’exemplaires, traduit en 43 langues et merveilleusement adapté au grand écran par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery dans le rôle principal. Dans ce roman, nous suivons Guillaume de Baskerville, ancien inquisiteur, chargé d’enquêter sur la mort suspecte d’un moine dans une abbaye bénédictine du nord de l’Italie à l’heure des grandes hérésies (14e siècle). Cette abbaye abrite en son sein une énorme bibliothèque (à la manière de celle de Babel, de Borges), qui contient des livres interdits à tout autre que le bibliothécaire et son assistant. Cependant, de nombreuses personnes transgressent cet interdit, au péril de leur vie, tout au long du récit.
Le pendule de Foucault
Plus tard, il publiera Le pendule de Foucault (1988), le roman le plus complexe en termes d’érudition. Les trois personnages principaux, censés à la base collecter des documents occultes pour les publier, finissent par imaginer eux-mêmes un plan de domination mondiale fabriqué de toutes pièces. Tout au long d’environ 700 pages, l’écrivain piémontais nous plonge au cœur de l’ésotérisme et des sociétés secrètes, des plus anciennes aux plus récentes, pour tourner en dérision les amateurs de ces disciplines et ceux qui interprètent à outrance ces théories. Un roman où l’on croise les templiers, les francs-maçons, le Graal, la pierre philosophale, la Toison d’or, la secte des Assassins, Nostradamus, les Protocoles des sages de Sion, Hitler, les Ovnis, les ordinateurs, un système de permutation des lettres, etc.
Eco révélera plus tard qu’il n’a rien inventé dans ce roman et qu’il fait dire à ses personnages ce qui a déjà été dit ou, du moins, se rapproche au plus près de ces dires. Le lecteur tombera d’ailleurs au début de chaque chapitre sur une citation qu’il pourra consulter pour s’assurer de l’authenticité de ce qu’il lit.
Après Le pendule de Foucault, il publie d’autres romans comme L’île du jour d’avant (1994), La mystérieuse flamme de la reine Loana (2004), Le cimetière de Prague (2010) et son dernier, Numéro zéro (2015). Eco est également l’auteur de nombreux essais, dont Reconnaitre le fascisme (1995), et d'un recueil de chroniques, Comment voyager avec un saumon (1997).
Le mensonge: son pouvoir pervers et ses mécanismes
Interrogé ironiquement par Bernard Pivot, dans l’émission «Apostrophes», à propos du Pendule de Foucault: «Quand on s’approche d’un secret et qu’on veut le percer, surtout s’il s’agit d’un secret fondateur de la société et du monde, on risque sa vie. D’ailleurs, il y a des personnages dans votre roman qui risquent leur vie et certains qui vont même la perdre. Comment se fait-il que vous soyez en vie? Vous devriez être victime de votre livre, non?»
À quoi Eco répond: « Il n’existe pas de secrets dans mon livre, mes personnages recherchent de faux secrets». Et de préciser: «Le secret le plus terrible est le secret qui n’existe pas, manié par quelqu’un pour montrer qu’il existe.» Pourtant, «il est des gens qui iront le chercher et trouver des raisons pour prouver qu’il existe, car, à partir du moment où il est révélé, il perd son importance. »
Voici comment il décrit dans son livre les mécanismes du mensonge qui génère les grandes théories du complot: «Les gens sont affamés de plans. Si tu leur en offres un, ils se jettent dessus. Toi, tu inventes et eux, ils croient. Tous les petits complots que chacun imagine, tous les boucs émissaires dont chacun a besoin finissent par générer le grand complot universel.»
Eco reconnait ainsi lui-même qu’«on peut être fasciné par les menteurs, écrire des livres entiers sur le mensonge tout en étant l’homme le plus sincère du monde.»
Il se demande enfin comment les empires, les royaumes, les hommes de pouvoir et les leaders historiques auraient pu se maintenir si longtemps au pouvoir sans user du mensonge. Le mensonge n’est-il donc pas aussi indispensable et pervers que la guerre en tant que «continuation de la politique par d’autres moyens»?
Terra australis incognita
Les avantages du mensonge
Qu’Homère ait écrit ou non en personne l’Iliade et l’Odyssée, n'offre pas autant d'intérêt que l’empreinte laissée par ces œuvres immortelles.
Umberto Eco reconnaît également les effets positifs du mensonge, lui qui accordait une place centrale à l’imagination et l’onirisme, et nous apprenait à nous méfier des sommets de la raison froide qui engendre des monstres. Ce médiéviste piémontais a toujours été bercé par les arts. Outre les tonnes de livres, il collectionnait cartes anciennes, timbres, estampes, lithographies…
Eco dira un jour: «J’aime ces cartes anciennes qui disent la fascination pour les fables, les mythes. Elles ont beau être scientifiquement fausses, elles ont nourri des fantasmes sur des territoires inconnus, elles ont même influencé Des découvertes réelles! Aurait-on découvert l’Australie si l’on n’avait pas fantasmé sur la Terra australis incognita?» (…) «Il y a un lien fort entre fantaisie, erreur et découverte. L’histoire est aussi le résultat de faux», fait-il ainsi valoir.
Elie-Joe Kamel [email protected]
Umberto Eco (1932-2016) romancier, sémiologue et philosophe italien, est décédé à l’âge de 84 ans, il y a de cela sept ans jour pour jour, après avoir perdu sa lutte contre le cancer.
Cette date est une occasion de revenir sur les pensées profondes et indémodables de ce grand professeur, pionnier de l’interprétation des signes, qui a décortiqué des thèmes toujours d’actualité tels que le pouvoir du mensonge, la fabrication de l’ennemi, l’art du complot, le pouvoir de la mémoire, la géographie, les religions… Ses œuvres peuvent au premier abord sembler déroutantes et uniquement accessibles à une certaine élite intellectuelle, au regard de leur éclectisme labyrinthique. Pourtant, Eco est un humaniste qui s’adresse au grand public, particulièrement aux jeunes contemporains. Ces derniers, à l’ère du numérique, plus que jamais exposés à la guerre de l’information, ont tendance à croire à tout, y compris aux vagues théories conspirationnistes, sans prendre la peine de filtrer les informations.
Eco est un écrivain exceptionnel, amoureux de Dumas et de Joyce. Il est drôle et profond, et a réussi le pari d’alterner exigence universitaire et écriture populaire, philosophie et pop art, Thomas d’Aquin et James Bond, la Kabbale et les ordinateurs jusqu’à Wikileaks.
L’humour est indissociable de ses œuvres: «L’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir, il a donc inventé le rire pour ne pas se prendre trop au sérieux. Le lecteur non averti risque de prendre les propos d’Eco au premier degré, risquant ainsi de le discréditer, sans avoir saisi le sens réel de son message.
Né dans le Piémont à Alexandrie (nord de l’Italie), Umberto Eco est un bibliophile mélomane qui s’adonne pleinement à l’écriture dès son plus jeune âge. Ensuite il écrit dans de nombreux journaux et enseigne notamment à l’université de Bologne où il occupe la chaire de sémiotique jusqu’en octobre 2007.
Le succès du Nom de la rose
Il deviendra mondialement célèbre suite à la publication, en 1980, de son premier polar phénoménal, Le nom de la rose, vendu à plusieurs millions d’exemplaires, traduit en 43 langues et merveilleusement adapté au grand écran par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery dans le rôle principal. Dans ce roman, nous suivons Guillaume de Baskerville, ancien inquisiteur, chargé d’enquêter sur la mort suspecte d’un moine dans une abbaye bénédictine du nord de l’Italie à l’heure des grandes hérésies (14e siècle). Cette abbaye abrite en son sein une énorme bibliothèque (à la manière de celle de Babel, de Borges), qui contient des livres interdits à tout autre que le bibliothécaire et son assistant. Cependant, de nombreuses personnes transgressent cet interdit, au péril de leur vie, tout au long du récit.
Le pendule de Foucault
Plus tard, il publiera Le pendule de Foucault (1988), le roman le plus complexe en termes d’érudition. Les trois personnages principaux, censés à la base collecter des documents occultes pour les publier, finissent par imaginer eux-mêmes un plan de domination mondiale fabriqué de toutes pièces. Tout au long d’environ 700 pages, l’écrivain piémontais nous plonge au cœur de l’ésotérisme et des sociétés secrètes, des plus anciennes aux plus récentes, pour tourner en dérision les amateurs de ces disciplines et ceux qui interprètent à outrance ces théories. Un roman où l’on croise les templiers, les francs-maçons, le Graal, la pierre philosophale, la Toison d’or, la secte des Assassins, Nostradamus, les Protocoles des sages de Sion, Hitler, les Ovnis, les ordinateurs, un système de permutation des lettres, etc.
Eco révélera plus tard qu’il n’a rien inventé dans ce roman et qu’il fait dire à ses personnages ce qui a déjà été dit ou, du moins, se rapproche au plus près de ces dires. Le lecteur tombera d’ailleurs au début de chaque chapitre sur une citation qu’il pourra consulter pour s’assurer de l’authenticité de ce qu’il lit.
Après Le pendule de Foucault, il publie d’autres romans comme L’île du jour d’avant (1994), La mystérieuse flamme de la reine Loana (2004), Le cimetière de Prague (2010) et son dernier, Numéro zéro (2015). Eco est également l’auteur de nombreux essais, dont Reconnaitre le fascisme (1995), et d'un recueil de chroniques, Comment voyager avec un saumon (1997).
Le mensonge: son pouvoir pervers et ses mécanismes
Interrogé ironiquement par Bernard Pivot, dans l’émission «Apostrophes», à propos du Pendule de Foucault: «Quand on s’approche d’un secret et qu’on veut le percer, surtout s’il s’agit d’un secret fondateur de la société et du monde, on risque sa vie. D’ailleurs, il y a des personnages dans votre roman qui risquent leur vie et certains qui vont même la perdre. Comment se fait-il que vous soyez en vie? Vous devriez être victime de votre livre, non?»
À quoi Eco répond: « Il n’existe pas de secrets dans mon livre, mes personnages recherchent de faux secrets». Et de préciser: «Le secret le plus terrible est le secret qui n’existe pas, manié par quelqu’un pour montrer qu’il existe.» Pourtant, «il est des gens qui iront le chercher et trouver des raisons pour prouver qu’il existe, car, à partir du moment où il est révélé, il perd son importance. »
Voici comment il décrit dans son livre les mécanismes du mensonge qui génère les grandes théories du complot: «Les gens sont affamés de plans. Si tu leur en offres un, ils se jettent dessus. Toi, tu inventes et eux, ils croient. Tous les petits complots que chacun imagine, tous les boucs émissaires dont chacun a besoin finissent par générer le grand complot universel.»
Eco reconnait ainsi lui-même qu’«on peut être fasciné par les menteurs, écrire des livres entiers sur le mensonge tout en étant l’homme le plus sincère du monde.»
Il se demande enfin comment les empires, les royaumes, les hommes de pouvoir et les leaders historiques auraient pu se maintenir si longtemps au pouvoir sans user du mensonge. Le mensonge n’est-il donc pas aussi indispensable et pervers que la guerre en tant que «continuation de la politique par d’autres moyens»?
Terra australis incognita
Les avantages du mensonge
Qu’Homère ait écrit ou non en personne l’Iliade et l’Odyssée, n'offre pas autant d'intérêt que l’empreinte laissée par ces œuvres immortelles.
Umberto Eco reconnaît également les effets positifs du mensonge, lui qui accordait une place centrale à l’imagination et l’onirisme, et nous apprenait à nous méfier des sommets de la raison froide qui engendre des monstres. Ce médiéviste piémontais a toujours été bercé par les arts. Outre les tonnes de livres, il collectionnait cartes anciennes, timbres, estampes, lithographies…
Eco dira un jour: «J’aime ces cartes anciennes qui disent la fascination pour les fables, les mythes. Elles ont beau être scientifiquement fausses, elles ont nourri des fantasmes sur des territoires inconnus, elles ont même influencé Des découvertes réelles! Aurait-on découvert l’Australie si l’on n’avait pas fantasmé sur la Terra australis incognita?» (…) «Il y a un lien fort entre fantaisie, erreur et découverte. L’histoire est aussi le résultat de faux», fait-il ainsi valoir.
Elie-Joe Kamel [email protected]
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