La religion phénicienne selon Méliton
Des stations, comme celles du chemin de croix, se dessinaient entre Byblos et Aphqa, comme à Ghiné et Machnaqa qui signifie justement passion (souffrance) en phénicien et en syriaque. Enfin, pour symboliser la résurrection dans la renaissance de la nature, il est fait appel aux jardins d’Adonis.

En l’an de grâce 175, Méliton de Sardes rédigeait son Apologie adressée à Marc Aurèle, et dont un passage décrivait la religion phénicienne. Le texte parvenu jusqu’à nous dans sa version syriaque, a été traduit par Ernest Renan. Dans cette apologie visant à confondre le paganisme, les arguments mentionnent des données intéressantes sur les divinités des diverses civilisations méditerranéennes et mésopotamiennes.

Méliton de Sardes

La période du IIᵉ au IVᵉ siècle de notre ère était caractérisée par une multiplication de polémiques et de controverses passionnées entre apologètes païens et chrétiens. L’un des protagonistes les plus renommés de la seconde moitié du IIᵉ siècle était Méliton, un apologiste grec, originaire de Sardes, l’ancienne capitale du royaume de Lydie.

Il a surtout produit entre les années 160 et 180, et une grande partie de ses écrits était adressée à l’empereur Marc Aurèle en vue de former une sorte de syncrétisme entre le christianisme et l’Empire romain dont il soulignait la concomitance. Méliton leur attribuait des intérêts communs, stigmatisant Caligula et Néron comme des accidents de parcours, et formulant en précurseur, l’idée d’un empire chrétien.

Le texte syriaque de «l’Apologie de Méliton» reproduit en caractères serto (syriaque cursif) par Ernest Renan, dans «L’origine et le caractère véritable de la religion phénicienne qui porte le nom de Sanchoniathon», Académie des inscriptions et belles-lettres, 1858.

«L’Apologie»

L’œuvre de Méliton nous est connue grâce à la description exhaustive fournie par saint Jérôme et par l’évêque Eusèbe de Césarée. Il n’en reste cependant que des fragments et surtout des traductions latines, coptes, géorgiennes et syriaques.  C’est donc la version syriaque de ce texte apologétique de l’an 175 que Renan présente avec sa traduction française en 1858.

Nous y retrouvons des renseignements sur la religion et les mythes des Phéniciens, mais aussi sur la mentalité de l’époque et son évolution par rapport au christianisme naissant. Nous découvrons un culte païen toujours pratiqué au deuxième siècle et qui le sera encore pendant deux cents ans dans les hautes montagnes du Liban. Nous comprenons alors la persévérance des prêtres et prêtresses de El, d’Adonis et d’Astarté dans la construction et l’entretien des temples païens jusqu’à une époque relativement tardive en considérant que cela se passait en Terre-Sainte.

L’évhémérisme 

Dans sa diatribe contre le paganisme, Méliton fait appel à l’évhémérisme pour discréditer les dieux. Il le fait de manière explicite en introduisant son texte par: «Je vais écrire et montrer… comment et pour quelles causes, on éleva des statues aux rois et aux tyrans et comment ils passèrent pour des dieux.»

Comme d’autres pères de l’Église, il tente de prouver que tous les dieux du paganisme ne sont que des rois ou des héros divinisés. Les Argiens ont donc fait des statues à Héraclès, lit-on, parce qu’il détruisait par sa valeur, les bêtes fauves. Les Athéniens adoraient Dionysis, car ce roi avait introduit la vigne dans leur pays, et Athénée parce qu’elle avait bâti la citadelle d’Athènes. Les Égyptiens, rajoute Méliton, révéraient Sérapis parce qu’il leur assurait le blé durant les années de disette. Les Élamites adoraient Nani puisqu’elle était la fille de leur roi. Les Syriens divinisaient Athi de l’Adiabène car elle avait envoyé la fille de Balat, savante en médecine, pour guérir Simi, la fille de leur roi Hadad. Enfin lit-on encore, les Mésopotamiens adoraient Cuthbi parce qu’elle a délivré Bacru, le patricien d’Édesse.

La conclusion de son Apologie est tout aussi directe que l’introduction, lorsque Méliton écrit: «De la même manière, les autres hommes furent amenés à élever des statues à leurs rois et à les adorer, ce dont je m’abstiens d’écrire plus amplement.»


Croissant d’Astarté à Notre-Dame-de-la-Colline, Deir-Amar. ©Amine Jules Iskandar

Les divinités phéniciennes

Renan remarque chez Méliton une confusion entre Astarté et sa sœur Baalti. Quant à Tammouz, il n’est autre qu’une des nombreuses appellations d’Adonis dont le nom, comme celui d’Astarté varie d’une cité à l’autre: Tammouz-Adonis à Byblos, Melkart à Tyr et Eshmoun à Sidon ne sont que les révélations d’une même divinité qui renvoie à la triade principale.

Nous lisons dans le texte syriaque de l’Apologie que «les Phéniciens adoraient Baalti, reine de l’île de Chypre, parce qu’elle aimait Tammuz, fils de Cuthar, roi des Phéniciens». Le récit raconte ensuite qu’elle a abandonné son propre royaume pour aller demeurer à Gabala (c’est-à-dire Guebal-Byblos), appelée « forteresse des Phéniciens». Baalti, dont le nom signifie «ma déesse» a rendu les Chypriotes sujets du roi Cuthar.

Nous lisons également qu’avant Tammuz, Baalti aurait commis un adultère avec Arès. «Héphaestus son mari l’aurait surprise, et il en devint jaloux, et il tua Tammuz sur le Mont-Liban, pendant qu’il faisait la chasse aux sangliers. Et depuis ce temps, Baalti était restée à Gabala, et elle est morte dans la ville d’Aphqa, où Tammuz était enterré.»

Le monothéisme phénicien

Il faut noter, précise Ernest Renan, que le polythéisme chez les Phéniciens n’est qu’une forme agrémentée d’un fond réellement monothéiste. Puisque chez les sémites en général, le polythéisme semble n’avoir guère consisté «qu’à jouer sur les noms du dieu unique envisagés comme désignant des personnes différentes, et groupés en généalogies: El ou Baal, Bel, Belitan, Adonis, Élion, Cadmus, Samemroum, Beelsamin, Sandan l’éternel, Milk ou Molock et les nombreuses formes qui s’y rattachent; à peu près comme si, dans le catholicisme, les divers noms de la Vierge, Notre-Dame-de-Grâce, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, etc. fussent devenus des personnages distincts». Ce phénomène, que le christianisme n’a point toléré par sa fermeté théologique et par la forte hiérarchisation de l’Église, avait pu se produire dans la société phénicienne plus indulgente.

Pour Ernest Renan, nous avons affaire à une triade unique qui prendrait plusieurs visages et appellations. Cela, précise-t-il, ne correspond en rien au polythéisme arien où les dieux sont profondément distincts dès l’origine «comme les forces naturelles qu’ils représentent». Par les contrastes de sa nature et de ses saisons, la Phénicie aurait réussi une osmose entre le monothéisme sémitique et le polythéisme des peuples des forêts.

Les jardins d’Adonis. ©Paroisse Notre-Dame-du-Liban, Marseille

Les coutumes phéniciennes 

Bien que les valeurs du christianisme soient fondamentalement aux antipodes de celles du paganisme, nous assistons à une transmission des coutumes dans le cadre formel. La déesse incarnant la fertilité prend pour symbole le croissant de lune représentant le cycle de la femme. La Vierge héritera de cet emblème d’Astarté alors qu’elle enfantera dans la virginité.

Le jeune dieu, lui, reste le symbole de la résurrection et donne son sang dans le vin des calices ou dans les eaux de l’Adonis. Des stations, comme celles du chemin de croix, se dessinent entre Byblos et Aphqa, comme à Ghiné et Machnaqa qui signifie justement passion (souffrance) en phénicien et en syriaque. Enfin, pour symboliser la résurrection dans la renaissance de la nature, il est fait appel aux jardins d’Adonis.

Ainsi, pour célébrer cette résurrection, toutes les maisons de Phénicie se remplissaient de petites assiettes dans lesquelles ont poussé fèves et lentilles. Ces plantes dont la croissance est rapide et la vie éphémère, saluent par leur verdure, Adonis-Tammouz, dieu du printemps et de la renaissance de la nature. Cette même tradition est encore perpétuée à chaque Noël par les enfants du Liban devant les crèches de la Nativité.
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