Beyrouth jour 15
Le 4 août 2020, sur le coup de 18 heures, il avait rendez-vous chez une cliente à Achrafieh. Il est persuadé que ça lui a sauvé la vie. La maison Abou Rousse, fondée par son grand-père en 1888, avait pourtant résisté à tout et il en avait fallu de la chance en quinze années de guerre civile. Le 4 août, au fond, ce fut bien pire. Un chaos comme jamais. Mais "ils m’ont raté", confie le petit-fils du fondateur des lieux.

On ne saura pas trop qui sont ces "ils", mais M. Abou Rousse ajoute qu’il faudra tirer "l’affaire au clair parce que sans justice, nous n’aurons jamais la paix". Ses affaires ne sont plus vraiment florissantes. Déjà, il avait perdu le marché africain où ses rideaux, ses coussins et le fin travail de tapisserie pour habiller fauteuils et sofas faisaient le bonheur de quelques palais présidentiels. Il n’y a plus qu’une couturière dans l’atelier pour manier l’aiguille.



Elle travaille sur une nappe d’apparat, cousant à la main un ruban brodé qui viendra enrichir l’ouvrage. En rayon, d’étonnants galons composés de petits cônes en bois recouverts de fils d’une rare finesse. Une production libanaise. C’est assez rare pour être souligné.

Un peu plus haut dans la rue, en face du Private Hôtel qui avait déjà mis la clé sous la porte deux ans avant l’explosion, François surveille les ouvriers occupés à conforter le sous-sol de sa maison, plus que centenaire. Il espérait la transformer en un espace de co-working. C’était la mode dans le quartier, avant le blast, le souffle, la déflagration, comment dire avec de pauvres mots ce qu’ici on compare à Hiroshima?


François est né dans une des chambres du rez-de-chaussée qui donne sur le salon. Tous les meubles ont été rassemblés au milieu de chaque pièce, protégés par des vieux stores qui ne servaient plus à rien, puisque, dans le quartier, il n’y avait plus de fenêtres. "Le 4 août, pour moi, c’est quand même un miracle parce qu’il était 18 heures. Beaucoup de gens qui travaillent dans cette zone à 200 mètres du port étaient rentrés chez eux." Le fer à cheval au-dessus de sa porte d’entrée y est peut-être aussi pour quelque chose, allez savoir.



Avant que sa maison ne menace de s’affaisser sur elle-même, il louait des chambres à des étudiants en médecine de l’hôpital Saint-Georges, situé juste à côté. Lui aussi a été soufflé. La maison est devenue trop dangereuse. Une ONG, en partie financée par l’ambassade du Japon, l’a retenue parmi celles à sauver. C’est une chance, il en convient. Quelques mois avant l’explosion, il était allé au cadastre pour récupérer des informations sur son histoire, mais "on m’a dit que tout avait été détruit pendant la guerre". Il avait poussé jusqu’aux archives, espérant avoir plus de chance. On a refusé de lui remettre les documents. "En fait, ils n’avaient plus de papier pour faire des copies…"
Tout simplement.

Et puis, ce message à la peinture blanche sur un mur du quartier: "Ne rates pas ta vie." Ça non plus, il ne faut pas l’oublier.

Prochain article le vendredi 31 décembre
Commentaires
  • Aucun commentaire