L’adolescence de Jean-Claude Romand fut celle d’un garçon solitaire, manquant de confiance en lui et se réfugiant dans la compagnie d’une amie imaginaire. Il décroche son bac de philo avec un 16, ayant choisi – il n’y a pas de coïncidence – le sujet intitulé «La vérité existe-t-elle?» L’écrivain ne nous livre pas le contenu de la dissertation.
Il voulait devenir ingénieur forestier comme son père, mais, à cause d’un harcèlement subi à la fac, il réagit «en tombant malade, des sinusites à répétition qui lui ont permis de ne pas retourner à Lyon après les vacances de la Toussaint et de passer le reste de l'année claquemuré chez ses parents». Il décide alors de suivre les études de médecine sans conviction, sa motivation étant d’acquérir un savoir sur les maladies. Toutefois, l’un des psychiatres qui l’ont examiné a déclaré: «Il y avait en lui de quoi faire un vrai et bon médecin et pour lui faire choisir cette voie une de ces puissantes motivations inconscientes sans quoi, rien ne s'accomplit: le désir de comprendre la maladie de sa mère, peut-être de la guérir.»
Vers cette époque un incident surprend ses amis: il disparaît au cours d’une soirée pendant plusieurs heures et revient hagard, la chemise déchirée et maculée de sang. Il raconte alors qu’il a été agressé, roué de coups et abandonné au bord de la route. Carrère interprète cet incident «comme un exemple de sa mythomanie: de même qu'il s'était inventé, adolescent, une amoureuse prénommée Claude, il avait inventé cette agression pour qu'on s'intéresse à lui».
Ses relations avec les femmes se terminaient toujours par une déception et une dépression. Elles l’éconduisaient rapidement. Ce fut le cas au début avec sa future femme et il s’isola dans sa chambre, ratant son examen de fin de seconde année. Il dit néanmoins à ses parents que tout s’est bien passé, et le jour des résultats il annonce à tout le monde qu’il est admis en troisième année.
«Son succès annoncé, il s'est enfermé dans le studio que lui avaient acheté ses parents comme lorsqu’après son échec au lycée du Parc il s'était enfermé dans sa chambre d'enfant. Il y a passé le premier trimestre sans retourner à Clairvaux, sans aller à la fac, sans revoir ses amis. Si par hasard on sonnait à sa porte, il ne répondait pas, attendait sans bouger qu'on se décourage. Il écoutait les pas s'éloigner sur le palier. Il restait prostré sur son lit, ne faisait plus le ménage, se nourrissait de boîtes de conserve. Je suppose qu'il se demandait s’il avait foutu sa vie en l'air. Car de l'avoir foutue en l'air il était persuadé.»
À son ami Luc qui lui demandait la raison de sa rupture avec Florence, celle qui allait devenir sa femme, il lui dit qu’il avait un cancer. Rien n’était prémédité dans ces mensonges, écrit Carrère, mais il recherchait «compassion et admiration de la part de Florence et de tous ces prétendus amis qui, sans même s'en rendre compte, le tenaient pour quantité négligeable. À peine le mot lâché, il en a éprouvé le pouvoir magique. Il avait trouvé la solution.»
Il reprend alors le chemin de la faculté en assistant à tous les cours, se rend à la bibliothèque, étale les manuels et les notes et les prête même aux étudiants qui le lui demandent.
De son mariage et de sa vie de famille il dit: «Le côté social était faux, mais le côté affectif était vrai.» Carrère le décrit comme «un faux médecin mais un vrai mari et un vrai père, il aimait de tout son cœur sa femme et ses enfants et eux l'aimaient aussi. Ceux qui les ont connus assurent, même après coup, qu'Antoine et Caroline, ses enfants, étaient heureux, confiants, équilibrés, elle un peu timide, lui franchement boute-en-train.»
Il avait la réputation d’un intellectuel, lisant beaucoup, ayant des contacts hauts placés, mais personne n’avait le numéro de téléphone de son bureau. Il avait obtenu son caducée grâce à l’Automobile-Club médical. Lorsqu’il prétendait voyager pour assister à des colloques ou des séminaires, «il restait trois, quatre jours à l’hôtel, à regarder la télévision, les avions qui derrière la vitre décollaient et atterrissaient. Il étudiait le guide touristique pour ne pas se tromper dans les récits qu'il ferait à son retour. Chaque jour, il téléphonait aux siens pour dire l'heure qu'il était et le temps qu'il faisait à São Paulo ou Tokyo.»
Il continuait à puiser dans les sommes confiées par ses proches mais voyageait moins, invoquant l’évolution du cancer qui l’épuisait. «Il savait depuis le début que la conclusion logique de son histoire était le suicide. Il y avait souvent pensé sans jamais en trouver le courage et, d'une certaine façon, la certitude qu'il le ferait un jour l'en dispensait… Un miracle de chaque instant le lui avait épargné et maintenant cela allait arriver.»
Un incident survient alors: lors d’une réunion, il avait commis une bourde, puis a menti sur son attitude face à un problème que Florence considérait comme important. «Il sentait que quelque chose d'extrêmement grave qui lui échappait se jouait à cet instant. Il avait l'impression de voir Florence imploser, là, devant lui, à la porte de l'église, et de ne rien pouvoir faire. Elle touchait nerveusement ses enfants, retenait de la main Caroline qui s'impatientait, arrangeait la capuche d'Antoine, ses doigts s'étaient mis à bouger comme des guêpes ivres et ses lèvres d'où le sang s'était retiré répétaient doucement: 'Alors il m'a menti… il m'a menti…'» Il sut alors «que la curée approchait. Ses divers comptes en banque allaient bientôt être à découvert et il n'avait aucun espoir de les renflouer. On parlait de lui, on le prenait à partie. Un type se promenait dans Ferney en menaçant de lui casser la gueule. Des mains feuilletaient des annuaires.»
La dernière semaine, il commence à envisager son suicide, à examiner les médicaments qui provoquent une mort douce. Puis, «dans une armurerie, il a acheté un boîtier électrique servant à neutraliser un agresseur, deux bombes lacrymogènes, une boîte de cartouches et un silencieux pour une carabine 22 long rifle». Durant l’audience, la présidente du tribunal intervient: «Donc vous ne pensiez pas seulement à vous suicider. Vous viviez avec votre épouse et vos enfants en pensant que vous alliez les tuer.» Il répond: «Cette idée est apparue… mais elle était aussitôt masquée par d'autres faux projets, d'autres fausses idées. C'était comme si elle n'existait pas… Je faisais comme si… Je me disais que je faisais autre chose, que c'était pour une autre raison, et en même temps… en même temps j'achetais les balles qui allaient traverser le cœur de mes enfants…» «Il sanglote.»
Il achète ensuite deux jerrycans qu’il remplit d’essence ainsi qu’un rouleau de pâtisserie dont il se servira pour tuer sa femme. Il raconte: « Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme: 'Je vous aime.' Il fait ensuite monter ses enfants à leurs chambres, chacun à son tour, et les tue, comme il l’avait fait plus tôt avec son père et sa mère.
Carrère relate le dialogue suivant au procès entre la présidente du tribunal et Romand: «Qu'avez-vous dit à Caroline?, a repris la présidente après une demi-heure de suspension. — Je ne sais plus… Elle s'était allongée sur le ventre… C'est là que j'ai tiré. — Courage… — J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici… ici, ils sont là… (sanglots). J'ai tiré une première fois sur Caroline… elle avait un oreiller sur la tête… j'avais dû faire comme si c'était un jeu… (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré… j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre.»
Après avoir tué ses enfants, il retrouve sa maîtresse, mais sa tentative de l’assassiner ayant échoué, il rentre alors chez lui. «À la tombée de la nuit, il a compris que l'heure de mourir, si longtemps différée, était venue. Il dit avoir commencé les préparatifs séance tenante, mais il se trompe: il a encore tardé. Ce n'est pas avant minuit et plutôt, d'après l'expertise, vers trois heures du matin qu'il a répandu le contenu des jerrycans achetés et remplis d'essence chez Continent, d'abord dans le grenier, ensuite sur les enfants, sur Florence et dans l'escalier. Plus tard, il s'est déshabillé, mis en pyjama. Un peu avant quatre heures, il a mis le feu, d'abord dans le grenier, ensuite dans l'escalier, enfin dans la chambre des enfants, et il est entré dans la sienne. Il aurait été plus sûr de prendre les barbituriques à l'avance, mais il a dû les oublier ou les égarer car il s'est rabattu sur un flacon de Nembutal qu'il gardait depuis dix ans au fond de l'armoire à pharmacie. Mais il y voyait mal, les yeux lui piquaient, il n'avait pas encore mis le feu dans leur chambre et les pompiers, dont il assure n'avoir pas entendu la sirène, étaient déjà là. N'arrivant plus à respirer, il s'est traîné jusqu'à la fenêtre et l'a ouverte. Les pompiers ont entendu claquer le volet. Ils ont déployé leur échelle pour lui porter secours. Il a perdu connaissance.»
«En sortant du coma, il a commencé par tout nier. Un homme vêtu de noir, entré dans sa maison par effraction, avait tiré sur les enfants et mis le feu. Lui était paralysé, impuissant, cela s'était déroulé sous ses yeux comme un cauchemar. Quand le juge l'a accusé du massacre de ses parents, il s'est indigné: 'On ne tue pas son père et sa mère, c'est le deuxième commandement de Dieu.' Quand il lui a prouvé qu'il n'était pas chercheur à l'OMS, il a dit travailler comme consultant scientifique pour une société appelée South Arab United quelque chose, quai des Bergues à Genève. On a vérifié, il n'y avait pas de South Arab United quelque chose quai des Bergues, il a cédé sur ce terrain et aussitôt inventé autre chose. Pendant sept heures d'interrogatoire, il a lutté pied à pied contre l'évidence. Enfin, soit par fatigue, soit parce que son avocat lui a fait comprendre que ce système de défense absurde lui nuirait par la suite, il a avoué.»
L’écrivain confie l’impression des enquêteurs: «Au cours des entretiens suivants, ils l'ont vu sangloter et produire des signes emphatiques de souffrance sans pouvoir dire s'il l'éprouvait vraiment ou non. Ils avaient l'impression troublante de se trouver devant un robot privé de toute capacité de ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et y ajuster ses réactions. Habitué à fonctionner selon le programme 'docteur Romand', il lui avait fallu un temps d'adaptation pour établir un nouveau programme, 'Romand l'assassin', et apprendre à le faire tourner.»
Carrère nous communique le rapport final des psychiatres: «Le roman narcissique se poursuit en prison, ce qui permet à son protagoniste d'éviter une fois de plus la dépression massive avec laquelle il a joué à cache-cache toute sa vie. En même temps, il a conscience que tout effort de compréhension de sa part est perçu comme une récupération complaisante et que les dés sont pipés. Il lui sera à tout jamais impossible d'être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne jamais savoir s'il l'est. Avant on croyait tout ce qu'il disait, maintenant on ne croit plus rien et lui-même ne sait que croire, car il n'a pas accès à sa propre vérité mais la reconstitue à l'aide des interprétations que lui tendent les psychiatres, le juge, les médias. Dans la mesure où il ne peut être décrit actuellement comme en état de grande souffrance psychique, il paraît difficile de lui imposer un traitement psychothérapeutique dont il n'est pas demandeur, se contentant d'échanges de réalité avec une visiteuse. On peut seulement souhaiter qu'il accède, même au prix d'une dépression mélancolique dont le risque reste sérieux, à des défenses moins systématiques, à davantage d'ambivalence et d'authenticité.»
À la question «Pourquoi ment-il?», posée par une visiteuse de prison, Emmanuel Carrère répond: «Je ne sais pas. Enfin, si, je sais. Parce qu'il ment. C'est sa manière d'être, il ne peut pas faire autrement et je pense qu'il le fait plus pour se tromper lui-même que pour tromper les autres.»
Il voulait devenir ingénieur forestier comme son père, mais, à cause d’un harcèlement subi à la fac, il réagit «en tombant malade, des sinusites à répétition qui lui ont permis de ne pas retourner à Lyon après les vacances de la Toussaint et de passer le reste de l'année claquemuré chez ses parents». Il décide alors de suivre les études de médecine sans conviction, sa motivation étant d’acquérir un savoir sur les maladies. Toutefois, l’un des psychiatres qui l’ont examiné a déclaré: «Il y avait en lui de quoi faire un vrai et bon médecin et pour lui faire choisir cette voie une de ces puissantes motivations inconscientes sans quoi, rien ne s'accomplit: le désir de comprendre la maladie de sa mère, peut-être de la guérir.»
Vers cette époque un incident surprend ses amis: il disparaît au cours d’une soirée pendant plusieurs heures et revient hagard, la chemise déchirée et maculée de sang. Il raconte alors qu’il a été agressé, roué de coups et abandonné au bord de la route. Carrère interprète cet incident «comme un exemple de sa mythomanie: de même qu'il s'était inventé, adolescent, une amoureuse prénommée Claude, il avait inventé cette agression pour qu'on s'intéresse à lui».
Ses relations avec les femmes se terminaient toujours par une déception et une dépression. Elles l’éconduisaient rapidement. Ce fut le cas au début avec sa future femme et il s’isola dans sa chambre, ratant son examen de fin de seconde année. Il dit néanmoins à ses parents que tout s’est bien passé, et le jour des résultats il annonce à tout le monde qu’il est admis en troisième année.
«Son succès annoncé, il s'est enfermé dans le studio que lui avaient acheté ses parents comme lorsqu’après son échec au lycée du Parc il s'était enfermé dans sa chambre d'enfant. Il y a passé le premier trimestre sans retourner à Clairvaux, sans aller à la fac, sans revoir ses amis. Si par hasard on sonnait à sa porte, il ne répondait pas, attendait sans bouger qu'on se décourage. Il écoutait les pas s'éloigner sur le palier. Il restait prostré sur son lit, ne faisait plus le ménage, se nourrissait de boîtes de conserve. Je suppose qu'il se demandait s’il avait foutu sa vie en l'air. Car de l'avoir foutue en l'air il était persuadé.»
À son ami Luc qui lui demandait la raison de sa rupture avec Florence, celle qui allait devenir sa femme, il lui dit qu’il avait un cancer. Rien n’était prémédité dans ces mensonges, écrit Carrère, mais il recherchait «compassion et admiration de la part de Florence et de tous ces prétendus amis qui, sans même s'en rendre compte, le tenaient pour quantité négligeable. À peine le mot lâché, il en a éprouvé le pouvoir magique. Il avait trouvé la solution.»
Il reprend alors le chemin de la faculté en assistant à tous les cours, se rend à la bibliothèque, étale les manuels et les notes et les prête même aux étudiants qui le lui demandent.
De son mariage et de sa vie de famille il dit: «Le côté social était faux, mais le côté affectif était vrai.» Carrère le décrit comme «un faux médecin mais un vrai mari et un vrai père, il aimait de tout son cœur sa femme et ses enfants et eux l'aimaient aussi. Ceux qui les ont connus assurent, même après coup, qu'Antoine et Caroline, ses enfants, étaient heureux, confiants, équilibrés, elle un peu timide, lui franchement boute-en-train.»
Il avait la réputation d’un intellectuel, lisant beaucoup, ayant des contacts hauts placés, mais personne n’avait le numéro de téléphone de son bureau. Il avait obtenu son caducée grâce à l’Automobile-Club médical. Lorsqu’il prétendait voyager pour assister à des colloques ou des séminaires, «il restait trois, quatre jours à l’hôtel, à regarder la télévision, les avions qui derrière la vitre décollaient et atterrissaient. Il étudiait le guide touristique pour ne pas se tromper dans les récits qu'il ferait à son retour. Chaque jour, il téléphonait aux siens pour dire l'heure qu'il était et le temps qu'il faisait à São Paulo ou Tokyo.»
Il continuait à puiser dans les sommes confiées par ses proches mais voyageait moins, invoquant l’évolution du cancer qui l’épuisait. «Il savait depuis le début que la conclusion logique de son histoire était le suicide. Il y avait souvent pensé sans jamais en trouver le courage et, d'une certaine façon, la certitude qu'il le ferait un jour l'en dispensait… Un miracle de chaque instant le lui avait épargné et maintenant cela allait arriver.»
Un incident survient alors: lors d’une réunion, il avait commis une bourde, puis a menti sur son attitude face à un problème que Florence considérait comme important. «Il sentait que quelque chose d'extrêmement grave qui lui échappait se jouait à cet instant. Il avait l'impression de voir Florence imploser, là, devant lui, à la porte de l'église, et de ne rien pouvoir faire. Elle touchait nerveusement ses enfants, retenait de la main Caroline qui s'impatientait, arrangeait la capuche d'Antoine, ses doigts s'étaient mis à bouger comme des guêpes ivres et ses lèvres d'où le sang s'était retiré répétaient doucement: 'Alors il m'a menti… il m'a menti…'» Il sut alors «que la curée approchait. Ses divers comptes en banque allaient bientôt être à découvert et il n'avait aucun espoir de les renflouer. On parlait de lui, on le prenait à partie. Un type se promenait dans Ferney en menaçant de lui casser la gueule. Des mains feuilletaient des annuaires.»
La dernière semaine, il commence à envisager son suicide, à examiner les médicaments qui provoquent une mort douce. Puis, «dans une armurerie, il a acheté un boîtier électrique servant à neutraliser un agresseur, deux bombes lacrymogènes, une boîte de cartouches et un silencieux pour une carabine 22 long rifle». Durant l’audience, la présidente du tribunal intervient: «Donc vous ne pensiez pas seulement à vous suicider. Vous viviez avec votre épouse et vos enfants en pensant que vous alliez les tuer.» Il répond: «Cette idée est apparue… mais elle était aussitôt masquée par d'autres faux projets, d'autres fausses idées. C'était comme si elle n'existait pas… Je faisais comme si… Je me disais que je faisais autre chose, que c'était pour une autre raison, et en même temps… en même temps j'achetais les balles qui allaient traverser le cœur de mes enfants…» «Il sanglote.»
Il achète ensuite deux jerrycans qu’il remplit d’essence ainsi qu’un rouleau de pâtisserie dont il se servira pour tuer sa femme. Il raconte: « Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme: 'Je vous aime.' Il fait ensuite monter ses enfants à leurs chambres, chacun à son tour, et les tue, comme il l’avait fait plus tôt avec son père et sa mère.
Carrère relate le dialogue suivant au procès entre la présidente du tribunal et Romand: «Qu'avez-vous dit à Caroline?, a repris la présidente après une demi-heure de suspension. — Je ne sais plus… Elle s'était allongée sur le ventre… C'est là que j'ai tiré. — Courage… — J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici… ici, ils sont là… (sanglots). J'ai tiré une première fois sur Caroline… elle avait un oreiller sur la tête… j'avais dû faire comme si c'était un jeu… (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré… j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre.»
Après avoir tué ses enfants, il retrouve sa maîtresse, mais sa tentative de l’assassiner ayant échoué, il rentre alors chez lui. «À la tombée de la nuit, il a compris que l'heure de mourir, si longtemps différée, était venue. Il dit avoir commencé les préparatifs séance tenante, mais il se trompe: il a encore tardé. Ce n'est pas avant minuit et plutôt, d'après l'expertise, vers trois heures du matin qu'il a répandu le contenu des jerrycans achetés et remplis d'essence chez Continent, d'abord dans le grenier, ensuite sur les enfants, sur Florence et dans l'escalier. Plus tard, il s'est déshabillé, mis en pyjama. Un peu avant quatre heures, il a mis le feu, d'abord dans le grenier, ensuite dans l'escalier, enfin dans la chambre des enfants, et il est entré dans la sienne. Il aurait été plus sûr de prendre les barbituriques à l'avance, mais il a dû les oublier ou les égarer car il s'est rabattu sur un flacon de Nembutal qu'il gardait depuis dix ans au fond de l'armoire à pharmacie. Mais il y voyait mal, les yeux lui piquaient, il n'avait pas encore mis le feu dans leur chambre et les pompiers, dont il assure n'avoir pas entendu la sirène, étaient déjà là. N'arrivant plus à respirer, il s'est traîné jusqu'à la fenêtre et l'a ouverte. Les pompiers ont entendu claquer le volet. Ils ont déployé leur échelle pour lui porter secours. Il a perdu connaissance.»
«En sortant du coma, il a commencé par tout nier. Un homme vêtu de noir, entré dans sa maison par effraction, avait tiré sur les enfants et mis le feu. Lui était paralysé, impuissant, cela s'était déroulé sous ses yeux comme un cauchemar. Quand le juge l'a accusé du massacre de ses parents, il s'est indigné: 'On ne tue pas son père et sa mère, c'est le deuxième commandement de Dieu.' Quand il lui a prouvé qu'il n'était pas chercheur à l'OMS, il a dit travailler comme consultant scientifique pour une société appelée South Arab United quelque chose, quai des Bergues à Genève. On a vérifié, il n'y avait pas de South Arab United quelque chose quai des Bergues, il a cédé sur ce terrain et aussitôt inventé autre chose. Pendant sept heures d'interrogatoire, il a lutté pied à pied contre l'évidence. Enfin, soit par fatigue, soit parce que son avocat lui a fait comprendre que ce système de défense absurde lui nuirait par la suite, il a avoué.»
L’écrivain confie l’impression des enquêteurs: «Au cours des entretiens suivants, ils l'ont vu sangloter et produire des signes emphatiques de souffrance sans pouvoir dire s'il l'éprouvait vraiment ou non. Ils avaient l'impression troublante de se trouver devant un robot privé de toute capacité de ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et y ajuster ses réactions. Habitué à fonctionner selon le programme 'docteur Romand', il lui avait fallu un temps d'adaptation pour établir un nouveau programme, 'Romand l'assassin', et apprendre à le faire tourner.»
Carrère nous communique le rapport final des psychiatres: «Le roman narcissique se poursuit en prison, ce qui permet à son protagoniste d'éviter une fois de plus la dépression massive avec laquelle il a joué à cache-cache toute sa vie. En même temps, il a conscience que tout effort de compréhension de sa part est perçu comme une récupération complaisante et que les dés sont pipés. Il lui sera à tout jamais impossible d'être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne jamais savoir s'il l'est. Avant on croyait tout ce qu'il disait, maintenant on ne croit plus rien et lui-même ne sait que croire, car il n'a pas accès à sa propre vérité mais la reconstitue à l'aide des interprétations que lui tendent les psychiatres, le juge, les médias. Dans la mesure où il ne peut être décrit actuellement comme en état de grande souffrance psychique, il paraît difficile de lui imposer un traitement psychothérapeutique dont il n'est pas demandeur, se contentant d'échanges de réalité avec une visiteuse. On peut seulement souhaiter qu'il accède, même au prix d'une dépression mélancolique dont le risque reste sérieux, à des défenses moins systématiques, à davantage d'ambivalence et d'authenticité.»
À la question «Pourquoi ment-il?», posée par une visiteuse de prison, Emmanuel Carrère répond: «Je ne sais pas. Enfin, si, je sais. Parce qu'il ment. C'est sa manière d'être, il ne peut pas faire autrement et je pense qu'il le fait plus pour se tromper lui-même que pour tromper les autres.»
Lire aussi
Commentaires