Crise des médicaments: Un génocide de sang-froid perpétré par... nonchalance (4/4)
La levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques, entrée en vigueur le 11 novembre dernier, a ouvert au Liban une nouvelle boîte de Pandore, alors qu’un effondrement économique et institutionnel sans précédent ébranle le pays. Ici Beyrouth a mené une enquête sur ce sujet en passant à la loupe cette décision et ses répercussions sur la santé publique. Les résultats obtenus à la suite de ces investigations, ont fait l’objet d’une série d'articles. Ce quatrième et dernier papier s’intéresse aux conséquences dramatiques, à long et à court terme, de la crise des médicaments sur la santé des patients.

Il est midi, un patient âgé de 85 ans entre essoufflé dans une pharmacie, et tend, d’une main flageolante, une ordonnance médicale, presque mouillée, à la jeune pharmacienne. "Je t’en supplie, ma fille, dis-moi que l’un de ces médicaments est disponible. Je suis à bout de forces, c’est la sixième pharmacie que je visite aujourd'hui. Cela fait deux semaines que je ne prends plus mon traitement", dit le vieil homme, clairement inquiet. Tellement émue et s’efforçant de ne pas le vexer, la pharmacienne hoche timidement la tête puis se décide finalement à lui annoncer la mauvaise nouvelle: "Malheureusement, ce médicament et son générique sont actuellement en rupture de stock."

Désespéré, l’octogénaire se contente de pousser un soupir d’exaspération, tout en marmottant quelques mots, avant de s’appuyer sur sa canne et de s’en aller: "Les Libanais n’ont jamais été aussi humiliés! Même durant les années de guerre les plus atroces, tous les médicaments étaient disponibles. Quel sale temps!". Le patient demandait, en effet, à avoir un antidiabétique oral dont le prix a augmenté de 581% passant de 70.500 livres libanaises à 480.000 livres libanaises. Son générique libanais a également subi le même sort avec une augmentation de 411%. Il est actuellement vendu à 281.000 livres libanaises contre 55.000 livres libanaises, il y a quelques mois.

Un double problème


Depuis le début de la crise économique et financière au Liban, le pays a été confronté à deux problèmes majeurs, estime le Dr Marie-Hélène Gannagé-Yared, cheffe du service d’endocrinologie à l’Hôtel-Dieu de France (HDF). D'une part la rupture des médicaments, particulièrement celle des insulines les plus utilisées, qui ont une longue durée d’action, et des nouvelles classes de médicaments antidiabétiques mises sur le marché au Liban, il y a une dizaine d’années. D'autre part, la flambée des prix de ces traitements qui sont initialement plus chers que les traitements classiques.

De fait, l’insuline, une molécule indispensable au traitement des diabétiques de type 1, est en rupture de stock depuis plusieurs mois. Si elle est disponible, elle est vendue à des prix exorbitants. Un analogue d’insuline basale à action prolongée qui se vendait, il y quelques semaines, à 139.000 livres libanaises, coûte actuellement 603.000 livres libanaises. Son prix a donc augmenté de 334%.

"Il y a deux mois, j’achetais tous mes médicaments à 250.000 livres libanaises, confie un patient, dans la cinquantaine. Aujourd'hui, ce même traitement me revient à presque 1,3 million de livres libanaises, mis à part l’insuline qui, à elle seule, coûte plus d’un demi-million de livres libanaises. Comment voulez-vous que je puisse acheter tous ces médicaments si mon salaire ne dépasse pas les deux millions de livres? J’ai finalement décidé de diminuer le nombre d’injections d’insuline par jour. À Dieu va!"

Lire aussi : Les médicaments psychiatriques : De quelle subvention parle-t-on ? (3/4)

Retour aux anciens traitements



"Avec la levée partielle des subventions, les patients ne vont plus pouvoir acheter les médicaments, notamment les nouvelles classes thérapeutiques, qui sont bénéfiques sur plusieurs plans, déplore le Dr Gannagé-Yared. En tant que médecins, nous serons obligés de retourner à des traitements classiques conventionnels que nous utilisions, il y a plus de vingt ans, mais qui sont souvent insuffisants."

Quelles seraient donc les conséquences de ce double pétrin? "Cela va entraîner une hausse du taux d'hémoglobine glycosylée (HbA1c), un paramètre qui reflète l’équilibre du diabète, répond l’endocrinologue. Nous aurons un nombre important de patients diabétiques qui ne seront pas bien contrôlés. Cela va augmenter au long terme les risques de complications chroniques du diabète, comme les problèmes cardiovasculaires, la néphropathie (atteinte des reins), la rétinopathie (atteinte de la rétine) et la neuropathie (atteinte des nerfs) diabétiques . De plus, une non-compliance des patients diabétiques de type 1 à l'insulinothérapie, due à l’une des causes précitées, augmentera les risques aigus du diabète chez ces patients, en particulier celui d’une acidocétose diabétique (une augmentation anormale de l’acidité du sang pouvant entraîner le coma). Sans insuline, un patient présentant un diabète de type 1 risque de mourir!".

Et le Dr Gannagé-Yared d’ajouter: "Il est absurde que l’État ne s’intéresse pas à ces problèmes. Pour nous, endocrinologues, il est inconcevable qu’un pays soit en pénurie d’insulines."

Une médecine de catastrophe


Dans une autre pharmacie de Beyrouth, une patiente, âgée de 71 ans, compte et dépose sur le comptoir une vingtaine de billets de mille livres libanaises puis demande, avec un sourire fier, à la pharmacienne deux boîtes d’un anti-hypertensif qu’elle prend depuis près de cinq ans. "Mon voisin m’a prêté l’argent. Que Dieu le bénisse. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans lui", déclare la septuagénaire, n’étant visiblement pas au courant de la levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques. La pharmacienne lui répond aussitôt: "Mais madame, une boîte de ce médicament coûte actuellement 42.000 livres". Déçue, la patiente lance alors à brûle-pourpoint: "Du coup, donnez-moi son générique". En faisant sa petite recherche sur le logiciel informatique de l’officine, la pharmacienne se rend compte que le prix du générique, fabriqué en Espagne, est de 53.000 livres et dépasse de ce fait celui du médicament de référence. "On cherche à nous tuer dans ce pays. Je prendrai un comprimé chaque deux ou trois jours. Que veux-tu que je fasse?", annonce la dame, tout en refusant d’écouter les explications de la pharmacienne qui essaie de la mettre en garde contre les méfaits d’une telle pratique.

"L’arrêt subit de certains médicaments peut avoir des conséquences graves sur la santé du patient, affirme à Ici Beyrouth un cardiologue sous le couvert de l’anonymat. L'arrêt brutal d’un bêtabloquant (un médicament qui réduit la fréquence cardiaque) comme le bisoprolol, pourrait augmenter le risque de survenue de comorbidités, telles que des poussées hypertensives, des douleurs thoraciques, des angines de poitrine, des infarctus du myocarde, une perte de connaissance et exceptionnellement un arrêt cardiaque."

Selon le cardiologue, la médecine en vigueur actuellement au Liban est une "médecine de catastrophe" dans le cadre de laquelle le médecin "tente de procurer à ses patients les meilleurs soins médicaux dans la mesure du possible et en fonction des ressources dont il dispose". Et d’ajouter: "Suite à la crise qui bat son plein au Liban, on est contraint de s’adapter à une stratégie thérapeutique qui est moins efficace à celle préconisée mondialement et à celle qu’on suivait dans le temps". Or selon le médecin, une diminution de la qualité des traitements pourrait à long terme augmenter le risque des complications cardiovasculaires.

La bonne maîtrise de l’examen clinique


À Jounieh, un homme de 40 ans ayant une hypercholestérolémie vient commander une boîte de son médicament hypolipémiant, l'atorvastatine dosée à 40 mg. Surpris par le prix (presque 1 million de livres, alors qu’il ne coûtait que 71.000 livres, il y a quelques mois), il sort de l’officine ne prêtant pas garde aux explications du pharmacien qui essayait de lui proposer un générique moins cher. Bizarrement, ce médicament n’est pas sujet à la formule utilisée pour la tarification des médicaments importés, mais suit plutôt celle utilisée pour les médicaments des maladies aiguës et ceux en vente libre. Son prix a donc augmenté de 1.306%.

Selon le Dr Élie Ghayad, chef du département de médecine interne et d’immunologie clinique de l’Université Saint-Joseph, la bonne connaissance des noms des médicaments génériques et substitutifs permet au médecin de "prescrire plusieurs alternatives aux patients de manière à ne pas interrompre leur traitement et à obtenir une efficacité thérapeutique acceptable". La médecine libanaise est-elle devenue archaïque? "Oui, pour les médecins qui tablent beaucoup sur les investigations (biologiques et autres) pour parvenir à un diagnostic, répond le Dr Ghayad. Plusieurs médecins au Liban comptent beaucoup sur l’imagerie et les explorations biologiques qu’ils prescrivent souvent de façon inappropriée ou exagérée. La bonne maîtrise de l’examen clinique au lit du malade ou au cabinet permet, en dépit de la situation très difficile, de pratiquer une bonne médecine au Liban."
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