Paradigmes : Où en sommes-nous de notre complexité?
En écoutant de manière aléatoire un bouquet de chansons qui font partie de mes musiques et textes favoris, je tombe sur une chanson pop qui m’avait fait beaucoup d’effet en 2020 à sa sortie : « Paradigme » du groupe La Femme. Dès les deux premiers vers, « Dans la nuit froide, je pleure des larmes de glace / Pas une lueur d’espoir là où je passe », on est amené vers un refrain où il est question de « paradigmes qui s’effacent pour célébrer le néant et la folie ». Il va sans dire qu’en l’absence de paradigmes, quels qu’ils soient, appréhender le monde devient littéralement impossible, car sans paradigmes, les liens ne peuvent pas être faits et le sens se retranche. C’est la folie pure.

Focus sur une définition

Étymologiquement, le mot « paradigme », du grec ancien paradeïgma, désigne un modèle, une sorte de « patron » à partir duquel on approche le monde, l’observe et l’étudie pour en construire des représentations. Plus particulièrement, dans le cadre de la philosophie des sciences, autrement appelée l’épistémologie, un paradigme s’explique à la lumière du courant de pensée, du cadre conceptuel et du modèle théorique dans lesquels il est inscrit. Bien évidemment, les découvertes scientifiques qui se succèdent dans l’Histoire de l’humanité génèrent le plus souvent un changement de paradigme, même si le changement s’opère difficilement. Aussi est-ce pourquoi les paradigmes sont mouvants, changeants. Ils le sont notamment au gré de la marche du progrès et de l’évolution du monde. L’épistémologue américain Thomas Kuhn illustre ce propos par l’exemple de la physique qui s’est construite sur une succession de paradigmes, entre autres le déterminisme, l’empirisme, la relativité, la réfutabilité, ou par un autre exemple plus éclairant encore, celui de l’astronomie qui, elle, a connu le passage d’un paradigme géocentrique (celui d’Aristote et de Ptolémée) à un paradigme héliocentrique (Copernic) lors de la Révolution scientifique du XVIe siècle. On voit, dans ce sillage, que l’histoire de l’astronomie est marquée par la succession d’au moins deux paradigmes antagonistes. Il en va de même de la cosmologie, laquelle est passée du paradigme de l’infini de l’univers à celui, bien paradoxal, de la continuelle expansion d’un univers depuis sa naissance, qui est pourtant bel et bien marqué par la finitude. Aujourd’hui, on joue du paradigme de la multiplicité des univers peut-être bien infinis, ou le multivers, à partir de notre univers fini même.

Les sciences humaines et sociales, pour leur part, associent le paradigme au concept de Weltanschauung (vision globale de la vie et de la condition de l’Homme dans le monde). Le terme est employé pour englober l’ensemble des croyances, des valeurs et des parcours expérientiels ayant une incidence sur la manière selon laquelle une personne perçoit la réalité et le monde et sur sa manière de réagir à cette même perception. Autrement dit, un paradigme est également la façon dont le monde est « reçu » par nous qui l’habitons.



De René Descartes (1596 – 1650) à Edgar Morin (1921 –)

Au XVIIe siècle, le mathématicien, physicien et philosophe français René Descartes se fait un point d’honneur de rompre avec la philosophie scolastique dont il juge le paradigme très risqué étant trop spéculatif, au profit d’un nouveau paradigme susceptible de préserver de toute erreur, grâce à une méthode en quatre temps : l’évidence, le réductionnisme, le causalisme et l’exhaustivité. Dans son Discours de la méthode, Descartes jette la lumière sur le dualisme substantiel entre le corps et l’esprit et introduit dès lors le paradigme de la binarité qui réussira à prévaloir durant de longs siècles (bien qu’il y ait eu, au fil des décennies qui se sont succédé, nombreux penseurs et hommes de science qui se soient opposés au dualisme cartésien).


Au XXe siècle, grâce à la physique thermodynamique et à l’émergence du modèle systémique selon lequel tous les systèmes existants et durables sont interconnectés, tout comme chaque science conforte l’édifice des autres sciences, le paradigme de la complexité (le mot latin complexus désignant ce qui est tissé ensemble) voit le jour, notamment grâce aux travaux du sociologue et philosophe français Edgar Morin. En effet, s’opposant au paradigme cartésien, Morin parle de « reliance », autrement dit de l’urgence de relier désormais, de mettre en lien ce qui a été réduit, séparé, disjoint, soi-disant aseptisé de toute erreur, tout objet à étudier devant toujours être approché comme un système complexe, avec une multitude de paramètres, invalidant l’explication causale par la compréhension holistique. Plus encore, puisque selon Morin, il n’est plus question dans le monde postmoderne de vérité définitive, incontournable et parfaite, l’évidence devant être remplacée par la pertinence et la méthode unique à entériner et à suivre devant céder la place à une réorientation continuelle de l’approche du monde indéniablement complexe et incertain.



Le Liban ou l’omnipotence de la binarité

Le théoricien américain en gestion des organisations, Peter Drucker, affirme que « le plus grand danger dans les moments de turbulence n’est pas la turbulence elle-même, mais d’agir avec la logique d’hier ». Penchons-nous à partir de cette citation même sur notre cas libanais. Cas bien complexe, évidemment. Mais aussi et surtout, cas bien compliqué. Cela va sans dire. Et comment choisissons-nous d’approcher notre complexité, source de richesse, et nos complications de toutes sortes ? Eh ! bien ! au travers du paradigme réducteur, causal et obsolète de la binarité cartésienne. Tout à l’instar du dualisme préconisé par Descartes, si les uns détiennent la vérité, les autres sont dans l’erreur ; si les uns sont enfants de la lumière, les autres sont enfants des ténèbres ; si les uns sont propalestiniens, les autres sont nécessairement pro-israéliens ; si les uns ont une vision et un projet pour le pays, les autres ne peuvent être que dans le complot et la trahison ; si les uns se considèrent puissants, les autres doivent accepter d’être lésés ; si les uns sont les corrompus et les assassins, les autres sont tout blancs comme des agneaux qui viennent de naître ; etc. Les cas de figure de la sorte sont légion et ne sauraient être tous énumérés. Loin de moi, par ailleurs, de prétendre à l’exhaustivité cartésienne.

Dans le cadre de ce paradigme, comment espérer nous affranchir de la disjonction, du réductionnisme affligeant, du causalisme aliénant ? Comment projeter d’évoluer et d’emboîter le pas à la marche du monde ? Comment œuvrer à mettre à profit notre complexité pour en faire notre force holistique ? Les réponses à ces questions appartiennent à la forme de phrase négative.

À moins de regarder notre pays d’une autre manière, celle-ci même qui nous permettrait de constater que l’option du paradigme de la binarité n’est en fait qu’un faux-semblant pour masquer la réalité horrifiante de l’absence totale de tout paradigme dans l’appréhension de notre situation actuelle. Ce serait alors, comme je le dis en supra, la folie pure. Et, si tel est le cas, revenons à la chanson « Paradigme » de La Femme : la musique saura au moins adoucir notre démence…
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