La Solitude (5)-Avec Edward Hopper
C’est le peintre de la solitude et de l’incommunicabilité des êtres. Dans ses œuvres, il nous transmet sa perception singulière du monde : « Le grand art est l’expression extérieure d’une vie intérieure chez l’artiste et de celle-ci découlera sa vision personnelle du monde. Aucune invention, aussi ingénieuse soit-elle, ne peut remplacer l’élément essentiel de l’imagination ».

Le monde de Hopper est peuplé d’hommes et de femmes solitaires. Il en est de même d’ailleurs, pour celui de tout être humain. Parce que, comme le souligne le philosophe André Comte-Sponville, « la solitude ne demeure pas à côté de la société, mais en elle, et en nous. La société moderne rassemble les hommes plus qu’aucune ne l’a jamais fait, ou du moins, elle les rapproche, elle les regroupe, mais la solitude n’en est que plus flagrante : on se sent seul dans l’anonymat des grandes villes davantage que sur la place de son village ».



Les personnages des toiles du peintre apparaissent comme des objets juxtaposés les uns à côté des autres, comme s’ils faisaient partie du décor. Ainsi dans Room in New-York, par exemple, la couleur rouge du fauteuil et de la robe de la femme ressortent de la morosité ambiante, comme une énergie latente vite éteinte par l’attitude indifférente de l’homme envers la femme qui semble, elle, mi-résignée. Deux personnages physiquement proches et pourtant si distants affectivement. Est-ce un couple enfermé dans le silence, dans la prison de son existence quotidienne, revêtu des défroques des apparences ? Hopper a-t-il voulu illustrer la solitude dans laquelle il se retrouvait lui-même dans son couple ? Il lui est arrivé de se demander publiquement si ses tableaux ne reflétaient pas sa propre solitude conjugale.

Le célèbre Nighthawks qui illustre cet article, met en scène des « oiseaux de nuit » dans un environnement nocturne, mystérieux et quelque peu inquiétant. Il fait nuit noire, les rues sont désertes. La perspective du restaurant est présentée d’une manière telle qu’il est mis à distance de notre regard, accentuant l’effet énigmatique et lointain. On dirait un grand écran occupant un espace extérieur. L’absence d’une porte d’entrée ou de sortie suggère une sorte d’enfermement dans lequel trois personnages se sont enferrés. Ils sont assis derrière un comptoir tandis qu’un serveur s’affaire. Tous regardent devant eux, si proches et pourtant si étrangers les uns aux autres. Un homme tourne le dos à l’observateur, renforçant l’effet de dérobade. On dirait qu’une parcelle de lui s’immerge dans la nuit même. Regardez maintenant le couple. Le visage de l’homme semble dur, fermé. Assise près de lui, une femme très maquillée se concentre sur l’objet entre ses doigts. Ils ne se regardent pas. Que cherchent-ils dans cette solitude ? Que sont-ils l’un pour l’autre ? Tentent-ils, malgré tout, un échange hésitant comme l’indiquent leurs mains qui se rapprochent ? Sont-ils des passagers de la nuit minés par leur esseulement ? Le fil narratif de l’imaginaire se laisse dérouler à l’infini des représentations…

Rien n’est plus poignant que l’image de cette femme présentée de profil dans Morning Sun, se livrant à une contemplation solitaire. Le soleil matinal qui l’éclaire ne parait lui apporter aucune chaleur. Ce serait plutôt un soleil polaire qui accentue la froideur dans laquelle baigne la toile et qui pénètre le corps entier de la femme. Hopper a peint plusieurs tableaux illustrant la solitude dans laquelle se débattent les habitants des espaces urbains. Le regard dans le vague, quelles pensées traversent l’esprit de cette personne ? Rien de bien joyeux, peut-on deviner.

Cette toile pourrait admirablement illustrer le poème de Paul Eluard L’Univers-Solitude, dont voici un court extrait :

« Si je vis aujourd’hui

Si je ne suis pas seul

Si quelqu’un vient à la fenêtre

Et si je suis cette fenêtre

Si quelqu’un vient

Ces yeux nouveaux ne me voient

Ne savent pas ce que je pense

Refusent d’être mes complices

Et pour aimer séparent 

Je ne cherche plus mon semblable


La vie s’est affaissée mes images sont sourdes

Tous les refus du monde ont dit leur dernier mot

Ils ne se rencontrent plus ils s’ignorent

Je suis seul je suis seul je suis seul ».

Cette peinture de la solitude des humains et de l’environnement quasi désertifié dans lequel ils vivent nous invite à une réflexion sur nous-mêmes et à notre relation à l’autre. Hopper ne peint-il pas ce qui se passe dans la vie réelle ? N’arrive-t-il pas à un sujet d’éviter le regard de l’autre par crainte de percevoir ses vrais sentiments à son égard ? Combien de fois n’a-t-on pas entendu un partenaire d’un couple dire : « Après toutes ces années, je me rends compte que je ne te connais pas vraiment » ou lorsque des parents sont persuadés de bien connaitre leurs enfants alors qu’ils ne perçoivent que leurs attitudes extérieures, ignorant les angoisses cachées qui les habitent, sans se rendre compte qu’ils sont dans l’illusion de cette connaissance ?

Hopper s’est rallié à la découverte psychanalytique d’un inconscient qui anime l’existence humaine beaucoup plus que le conscient : « Une grande partie de chaque œuvre d’art est l’expression de l’inconscient. Il me semble que la plupart des qualités importantes sont placées par l’inconscient et bien peu par l’intellect conscient », a-t-il déclaré.

C’est que tous les liens affectifs sont contradictoirement ballotés dans notre imaginaire fantasmatique. Les relations à autrui à l’âge adulte se tissent en fonction des premières identifications parentales et demeurent investies par les pulsions. Les attachements comme les répulsions primitifs se reproduisent à chaque étape de l’existence. Toutes les interactions s’étayent sur les processus inconscients et sur les mécanismes que le moi produit pour se protéger.

Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres, la communication interpersonnelle est une entreprise laborieuse, malaisée et l’on n’y réussit jamais aussi bien qu’on pourrait le croire ou le souhaiter.

Le courant antipsychiatrique du siècle dernier a mis l’accent sur la perception très complexe de son propre vécu comme aussi celui de l’autre. Ce que ce dernier perçoit d’un sujet est seulement une apparence, il ignore ses pensées ou ses ressentis subjectifs. De même, ce même sujet peut parvenir à percevoir des morceaux de son intériorité, mais il ignore comment l’autre interprète les manifestations extérieures de sa conduite. Nous sommes ainsi dans un simulacre de la connaissance d’autrui comme souvent de nous-mêmes. Nous demeurons étrangers d’abord à nous-mêmes comme aussi aux autres.

L’empathie, c’est-à-dire, pour le dire simplement, notre capacité à nous mettre à la place d’autrui, pourrait faciliter une certaine compréhension du monde intérieur de l’autre, de ce qu’il éprouve par exemple. Mais là encore, le risque de tomber dans la projection de ses propres sentiments ou pensées pourrait s’avérer source de profonds malentendus.

Pour le psychothérapeute américain Carl Rogers, trois conditions sont nécessaires pour stimuler une communication qui se voudrait ouverte :

  1. Être transparent et sincère, laisser tomber les multiples masques que l’on exhibe.

  2. Accepter l’autre tel qu’il est, sans vouloir le changer.

  3. Écouter avec empathie, sans préjugé ni jugement.


Rogers assure qu’adopter une telle attitude « est l’une des forces de changement les plus puissantes » qu’il connait.

Et pourtant, c’est celle qui est la plus rare…

 

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