La solitude (8) - Comment se développe la capacité d’être seul

Le développement de la capacité d’être seul commence très précocement, dès les premiers mois de la vie.
C’est le psychanalyste britannique Donald W. Winnicott qui en a relevé son importance primordiale pour la maturation du développement de l’enfant et pour l’apprentissage de la solitude, puisque, comme nous l’avons vu, celle-ci est notre plus fidèle compagne. Cet apprentissage dépend étroitement de la disponibilité de la mère à faciliter cette éducation ou, au contraire, à le rendre beaucoup plus difficile. Par exemple, une mère présente, bienveillante, encourageant l’enfant dans ses essais d’autonomie, favorisera cette potentialité, alors qu’une mère angoissée ou surprotectrice l’inhibera.
La persévérance dans cette progressive acquisition est nécessaire : elle consiste à apprendre à l’enfant, au début, à être seul en présence de la mère, puis seul en son absence. Elle fera accéder l’enfant à communier intimement avec ses éprouvés, le mènera à être créatif et co-acteur de son existence. Une mère « suffisamment bonne », celle qui est en empathie avec son enfant, qui l’aime pour ce qu’il est et non en fonction de l’image d’elle-même qu’il lui renvoie, celle qui sait quand s’absenter sans s’angoisser ni angoisser son enfant, cette mère-là saura préparer l’enfant aux nécessaires séparations et stimulera sa capacité d’être seul.
Ces inéluctables séparations devraient commencer très tôt. Françoise Dolto souligne que le véritable amour d’une mère (ou d’un père ou de tout éducateur) n’est pas celui qui se déroule dans la fusion avec l’enfant, mais, bien au contraire, celui qui sait quand et comment favoriser les séparations. La première de toutes est celle de la naissance, suivie du sevrage, de l’apprentissage de la propreté sphinctérienne, de la marche, la plus importante résidera plus tard dans la résolution du complexe œdipien : toutes ont pour objectif de mener l’enfant vers une individuation et une autonomie de plus en plus étendues. Avec ces épreuves, soutenu par sa mère, il fera l’expérience de la perte extérieure de sa présence pour la retrouver à l’intérieur de lui-même, ce qui lui procurera un sentiment de sécurité et de confiance en soi.
Mais pour que ces expériences de séparation soient bénéfiques, elles ne doivent se produire que lorsque l’enfant aura acquis le sentiment d’une continuité d’être en lien avec l’objet aimé, elles ne doivent pas durer un temps au-delà duquel son absence provoquera de graves souffrances. La mère ou son substitut, au cours de ces étapes, doit être autant physiquement que psychiquement présente, une mère qui ne se préoccupe pas uniquement des besoins physiques ou matériels, mais qui stimule également les interactions affectives et psychiques.
La traversée de ces moments éveillera des affects non seulement chez l’enfant, mais aussi chez le parent qui s’en occupe. Celui-ci est appelé à y accorder une grande importance : parce que la capacité de la mère à identifier les ressentis de son enfant, à le consoler, à le soulager, à le soutenir au cours de ce processus, dépend en grande partie de sa prise de conscience des éprouvés qu’elle a elle-même vécus durant sa propre enfance. Si la mère, par exemple, a vécu des angoisses et des détresses infantiles qui sont restées enkystées, non élucidées et ni mises en mots, elle pourra les transmette inconsciemment à son enfant. Il lui sera alors très difficile d’être en empathie avec le vécu particulier de son enfant, un vécu différencié, et celui-ci se sentira encore plus seul, abandonné avec ses souffrances incomprises.
De cet apprentissage à la capacité à être seul, S. Freud en donne une belle illustration avec le jeu du « Fort-Da ». Il observe, un jour, son petit-fils de 18 mois jouer avec une bobine attachée à un long fil. Lorsque l’enfant lance la bobine au loin, il s’écrie « Fort » (loin) et quand elle roule sous le fauteuil hors de sa vue, il la ramène en disant « Da » (là). Cet exemple nous montre bien comment l’enfant apprend à apprivoiser le sentiment de solitude : lancée au loin, la balle représente le départ, l’absence de la mère, ramenée vers lui, elle illustre sa réapparition, son retour.  Avec ce jeu très sérieux, il semble se dire : « Maman n’est pas là, elle me manque, mais je sais qu’elle va revenir ». Si cette familiarisation à l’absence et à la sécurité du retour ne se fait pas, l’enfant connaitra un état de détresse et une grande difficulté à accepter la solitude à l’âge adulte. L’exemple des enfants qui éclatent en sanglots à l’entrée en maternelle, accompagnés par les larmes et l’angoisse de leur mère, en dit long sur une séparation autant douloureuse pour l’enfant que pour la mère : ils semblent vivre dans une interdépendance réciproque, nocive pour eux deux.

Certaines mères trop angoissées adoptent une conduite trop invasive. En pensant protéger leur enfant, elles l’empêchent d’apprendre à être seul et à acquérir plus d’autonomie. Peut-être parce qu’elles n’ont pu supporter elles-mêmes leur sentiment de solitude. Certaines même, à cause de conflits infantiles non résolus, ne sauront communiquer à leur enfant le sentiment d’une sécurité interne permanente, d’une « continuité d’être ». Elles pourront faire preuve de conduites imprévisibles, rendant l’enfant incapable de prévoir ou d’anticiper leurs réactions. Pour le petit d’homme, ce seront autant d’expériences traumatiques qui demeureront inscrites dans sa mémoire inconsciente et qui risqueront de resurgir plus tard. On observera alors des enfants paniquant lorsque les parents devront s’absenter, exigeront d’être constamment en contact avec eux, resteront éveillés jusqu’à leur retour la nuit, les harcèleront avec des appels téléphoniques, etc. Plus tard, afin d’éviter à leur enfant de demeurer seul ou de s’ennuyer, ces mêmes parents rempliront son temps libre d’une multitude d’activités, ce qui renforcera, chez lui, un sentiment d’appréhension de toute perspective de se retrouver seul.
Une caractéristique libanaise récurrente est l’injonction parentale faite à l’enfant de tenir compte du regard et du jugement des autres, encourageant l’installation d’une dépendance à autrui et d’une conduite mimétique aboutissant à un devenir normopathe, aux dépens de l’éveil à son propre désir, à la construction d’une identité personnelle dont le déploiement ne peut advenir que par la traversée d’une solitude non angoissante et enrichissante. Devenu adulte, son moi fragilisé supportera mal les séparations, les décès, l’éloignement et la perspective de se retrouver seul. L’adulte qu’il sera devenu aura tendance à vivre avec ce que Winnicott appelle un « faux self », c'est-à-dire une conduite recherchant constamment l’approbation d’autrui. Il sera bien adapté à son environnement, grand consommateur de recettes de développement personnel aussi bien que d’objets ou de personnes aliénants, au détriment de l’affermissement d’un « vrai self » suffisamment confiant en soi pour affronter les inévitables tragédies de l’existence, pour trouver dans la solitude même une source d’approfondissement de sa connaissance intérieure, d’assomption de sa différence, sources de créativité.
Voici comment en parle l’écrivaine française contemporaine Jacqueline Kelen dans son ouvrage intitulé L’esprit de solitude : « Tant qu'un individu demeure accroché aux autres, tant qu'il craint le jugement d'autrui, il ne sait pas de quoi il est véritablement porteur. Ceux qui ont subi une réclusion solitaire ont su que cette expérience ne conduisait pas obligatoirement à l'angoisse et au désespoir, mais que c'était une façon d'aller vers l'intérieur, de creuser sa mine d'or. La plupart des maux de l'homme, avait noté Blaise Pascal, viennent de son incapacité à « demeurer en repos dans une chambre », parce qu'il préfère se divertir au lieu de faire face. Or la traversée de la solitude ne débouche pas sur le néant, mais sur une mise au monde ».

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