Les guerres avec les Sarrasins occupaient une grande part des volumes des chroniqueurs syriaques. Ces récits permettent de brosser une image de la société chrétienne d’alors. Elle était fort soudée, contrairement à certaines idées préconçues. Arméniens, Syriaques et Grecs assuraient aux États latins ce dont ils manquaient le plus: la démographie chrétienne.
Loin de se réduire à des colonies franques en Orient, les États latins étaient peuplés de l’ensemble des composantes chrétiennes: arménienne, syriaque (jacobite, nestorienne et maronite)*, grecque et franque. Toutes participaient à l’administration par l’intermédiaire de leur hiérarchie ecclésiastique ou même au niveau des chefs laïcs. Syriaques et Francs partageaient les aspects de la vie quotidienne ainsi que les grandes occasions.
Carte des États latins du Levant. (Wikimedia Commons)
Échanges et interactions
À la mort de son ami, le patriarche jacobite Athanasios VII (1091-1129), c’est le comte Josselin Iᵉʳ d’Édesse qui convoquait les évêques syriaques pour le conseil. «Le 17 du mois de shvot (février) 1130, écrit alors Michel le Grand, les évêques et le maphrien Dionysios se sont rassemblés dans l’église des Francs avec Josselin Iᵉʳ d’Édesse et ses chevaliers pour l’ordination du patriarche Jean X.»
Michel le Grand nous apprend aussi qu’en 1157, à l’inauguration de la troisième église jacobite d’Antioche, le patriarche jacobite Athanasios VIII a reçu Isabelle de Courtenay avec des évêques et des moines syriaques, arméniens et francs, comme cela se passe encore de nos jours au Liban lors des grandes célébrations.
Selon Grégoire Bar Hebraeus, en 1252, lorsque le patriarche jacobite Ignatios III (1222-1252) a fait son entrée à Jérusalem, il y a été reçu en grande pompe par les chevaliers du Temple qui «l’ont accompagné de la porte de la Colonne jusqu’au monastère de Sainte-Marie-Madeleine».
Scène de croisade avec moines chevaliers et gueux. (Wikimedia Commons)
Bohémond VII et le patriarche maronite Jérémie
Là où une forme de complémentarité franco-syriaque est la plus ressentie, c’est dans le comté de Tripoli. Bohémond VII y a usé de son influence pour faire élire Jérémie III (de Dmalça) au siège patriarcal maronite. Comme ce dernier le note lui-même en syriaque dans le Codex Rabulensis, c’était «en l’an 1590 des Grecs (1279), le 9 du mois de shvot (février)».
Alors que les relations de Josselin d’Édesse avec les jacobites consistaient plutôt en liens de courtoisie, celles de Bohémond de Tripoli avec les maronites étaient de nature existentielle. Le Mont Liban formait la forteresse naturelle qui protégeait le littoral et ses cités. Le comté de Tripoli ne pouvait tomber que si la montagne était investie, comme le disaient les chroniqueurs arabes eux-mêmes. Pour leur historien Ibn-Al-Hariri, «les Mamelouks ne sont parvenus à arracher Tripoli aux croisés qu’après avoir mis fin à la résistance de leurs alliés maronites».
Les liens entre les deux communautés étaient si étroits que les maronites se retrouvaient mêlés aux luttes intestines des Francs. Dans sa guerre pour écraser la mutinerie du seigneur Guy de Gibelet soutenu par les templiers, Bohémond VII a sévi avec brutalité et horreur. À l’issue d’un jugement plutôt sommaire en février 1283, Guy de Gibelet, ses deux frères, Beaudoin et Jean, leur cousin Guillaume de Gibelet, ainsi qu’André de Clapières ont été tous emmurés vivant dans les oubliettes du château de Nephin (Enfé) où ils sont morts, nous dit Emmanuel-Guillaume Rey.
Discrédité à Rome à la suite de ces monstrueuses représailles, Bohémond VII a profité du voyage à Rome du patriarche Jérémie III afin d’œuvrer pour sa réhabilitation, là où Paul, évêque latin de Tripoli, avait fomenté toutes sortes de calomnies contre le comte.
C’est dans son Éloge du Mont-Liban que Gabriel Barcleius (1440-1516) raconte ces événements. Comme le patriarche Jérémie III (dans le Codex Rabulensis), il désigne Bohémond VII de Tripoli comme «roi de Jbeil». Il dit alors que celui-ci avait mené une guerre avec les barons contre Guy II et «les chevaliers chrétiens» (les templiers). Il dévoile aussi que, par crainte d’être excommunié par le pape Martin IV, le comte qui avait œuvré pour l’élection du patriarche Jérémie, lui a demandé de se rendre à Rome pour plaider sa cause.
La flotte croisée. Louis IX lors de la septième croisade en 1249. (Wikimedia Commons)
La chute d’Édesse
Les guerres avec les Sarrasins occupaient une grande part des volumes des chroniqueurs syriaques. Ces récits permettent de brosser une image de la société chrétienne d’alors. Elle était fort soudée, contrairement à ce que pouvaient espérer les Turcs de l’époque, et à ce que laisseraient entendre certains auteurs de nos jours.
Un chroniqueur médiéval, désigné comme l’Édessénien anonyme, relate que le 28 du mois de téchrin-hroyo (novembre) de l’an 1144, le Turc Imad al-Din Zengi s’est attaqué à Édesse dans l’espoir de voir les Syriaques et les Arméniens se désolidariser des Francs. Quelle ne fut pas sa désillusion lorsque tous se sont regroupés autour de l’unité de leurs trois évêques, Papias des Latins, Basilios Bar Shmona des jacobites, et Ohannès des Arméniens. Le comte d’Édesse, Josselin II, lui-même de mère arménienne, était très proche de Bar Shmona et avait réussi à le faire accéder au rang de métropolite.
Édesse est cependant tombée le 23 décembre. Après le massacre, Zengi a déporté les survivants francs qu’il a déclarés responsables du désastre, tandis que les survivants grecs, arméniens et syriaques obtenaient le droit de rester en ville. Ayant détruit les églises des Francs, il a fait restaurer celle des jacobites qu’il a même dotée de cloches. Ce traitement de faveur fut constaté plus d’une fois. En effet, sensible à sa neutralité, le conquérant musulman avait pris le patriarche jacobite sous sa protection, lui permettant d’épargner son peuple, comme le révèle Michel le Grand.
Le fils de Zengi en revanche, Nour al-Din, en réponse à une seconde attaque des Francs, commettra des massacres et des déportations de Syriaques et d’Arméniens. «On évalue à environ 30 mille le nombre des tués et à 16 mille ceux qui ont été réduits en esclavage, écrit alors Michel le Grand qui sera repris par Bar Hebraeus. Aucune femme ni aucun enfant n’a pu échapper. Ils ont été amenés captifs en plusieurs pays.»
Scène médiévale d’assaut contre des remparts. (Wikimedia Commons)
La chute d’Antioche
Grégoire Bar Hebraeus a raconté dans le détail la chute d’Antioche, suivie de celle de Tripoli en 1289. Il a décrit la résistance des chrétiens, l’arrivée des renforts de Chypre et le déferlement des Mamelouks venus en grand nombre. Il a exposé le retrait des chrétiens et la fuite des habitants qui s’embarquaient pour Chypre. «Les Tayoyé (Sarrasins) écrit-il, ont pris une quantité infinie de butin, et fait prisonniers d’innombrables garçons et filles. Ils ont tué un nombre infini de prêtres, diacres, moines et nonnes. Ils ont laissé la ville comme un désert. Ces choses ont eu lieu à la pleine lune du mois de nisson (avril), en l’an 1600 des Grecs (1289).»
Après cela, Bar Hebraeus est passé à la description de la chute de Saint-Jean d’Acre, tombée «au mois de nisson de l’an 1603 des Grecs». Ces détails sont toujours déconcertants et montrent que les défaites étaient vécues comme des calamités pour tous les chrétiens, indépendamment de leur appartenance. Les États latins ont été des foyers indistinctement pour les Syriaques, les Arméniens et les Grecs, autant que pour les Francs.
Parmi les Syriaques, ce sont les maronites qui semblent avoir été les plus proches des Francs. Bien plus que les nestoriens et les jacobites, ils ont intégré des coutumes, des influences artistiques, linguistiques et surtout ecclésiastiques et politiques. Ils se sont rattachés à l’Église romaine et ont latinisé leur liturgie. Ils ont hérité de la structure féodale établie dans leurs montagnes par les Francs. Avec les Arméniens, ils ont constitué l’essentiel de l’effectif militaire indigène dans les armées croisées, tandis que les Syriaques jacobites préféraient garder leur neutralité. Ces derniers ont cependant été, eux aussi, protégés par les Francs qui leur ont restitué des églises et des juridictions perdues, afin de conserver un poids démographique chrétien que l’élément latin ne pouvait pas assurer à lui seul.
*Les jacobites sont les actuels Syriaques orthodoxes. Les nestoriens sont devenus les actuels assyriens et chaldéens.
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