Aimer, c’est prendre des risques, aimer c’est aller jusqu’au bout de soi-même. La veille de l’Assomption, Aimée Boulos rejoint les étoiles, après cinquante ans de dévouement au service du cinéma et du théâtre libanais, qu’elle a su propulser au devant de la scène locale, arabe et internationale, durant la période la plus critique de la guerre. Qui était la cofondatrice de L’Aldec et de l’Iesav qui ont formé les plus grands talents libanais, quand on n’osait pas mettre le nez dehors, de peur d’y laisser sa peau? Retour sur le parcours insolite de la dame à l'origine de la Fondation Liban Cinéma et des prestigieux théâtres Maroun Naccache et Monnot qui ont participé brillamment à l’essor de la vie culturelle libanaise.
Marie-Aimée Boulos est née à Baalbek en 1933. Son père était pharmacien et se déplaçait à Damas, qui était plus proche que Beyrouth pour les habitants de la région. C'est là-bas qu’elle entreprit ses études primaires et secondaires. L'été, elle revenait passer les vacances à Baalbeck, dans la maison parentale qui avoisinait l'hôtel Palmyra appartenant aux cousins de son père. On raconte qu’elle voyait défiler les divas du monde entier sous sa fenêtre ou à l'hôtel Palmyra quand elle recevait avec son père et la famille Alouf tous ces invités de marque: Fairouz, Sabah, l'empereur de Prusse et des artistes internationaux qui berçaient son imagination débordante (Mickhael Alouf, le grand-père maternel, était le gardien des ruines de Baalbeck et le propriétaire de l'hôtel, qui a été vendu par la suite à l’ancien président du Parlement libanais Hussein Husseini). Chez les sœurs franciscaines, elle était responsable de toutes les activités théâtrales.
Aimée Alouf s’est mariée jeune avec Boulos Boulos, le distributeur de la célèbre marque des téléviseurs Grundig au Liban, qui l’a beaucoup soutenue, fidèle à la promesse qu’il lui avait faite, le jour de leur mariage, de ne jamais se mettre au travers de ses ambitions académiques et professionnelles. Aussi l'encouragera-t-il dans la réalisation de ses projets qui vont permettre à beaucoup de jeunes libanais.es de mener des études audiovisuelles et de briller dans leur métier.
Aimée Boulos a élevé cinq enfants et poursuivi ses études supérieures quand ils ont grandi. À quarante ans, elle a choisi de faire un DEA en philosophie afin de se construire une culture solide. «On est rentré à l'université ensemble, raconte Samir, son fils, à Ici Beyrouth. C'était intéressant, on étudiait le soir ensemble et elle avait des ami.e.s de mon âge! Elle raconte tout cela dans ses mémoires qu'elle n'a pas pu achever et qui relatent son enfance et sa jeunesse jusqu'à son arrivée à l'université». Deux ans avant sa mort, comme elle n’avait plus la force d'écrire, elle avait raconté sa biographie de vive voix au réalisateur Charbel Aad qui a filmé un documentaire sur elle. Sorti en 2022, il s'intitulait Le Petit Bonheur, le nom de sa chanson préférée, celle qu’elle fredonne aussi à la fin du film.
Contacté par Ici Beyrouth, son fils Antoine raconte qu’elle fit d’une pierre deux coups en choisissant cette formation, puisque l’ancien doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l'Université Saint-Joseph (USJ), le père Sélim Abou, qui fut son directeur de mémoire et son mentor, sera conquis par sa passion pour les études audiovisuelles et scéniques et lui accordera sa confiance et son soutien dans ses différents projets révolutionnaires en partenariat avec l’USJ.
Aimée Boulos s’est accrochée à son rêve contre vents et marées, et c’est à son initiative que l’Association libanaise pour le développement de la culture (Aldec) a vu le jour, avec le père Sélim Abou pour président, elle-même pour secrétaire générale, et des membres triés sur le volet. «Elle a ainsi fondé l’Aldec avec son cinéclub, durant les années 80, avec Chaker Abou Sleiman, Gaby Chamoun, Ghassan Tuéni, Fouad Boutros, et une constellation de personnalités politiques et intellectuelles de l’époque», poursuit Antoine. En pleine guerre, l’Aldec organisait des spectacles de cinéma, de théâtre et des conférences culturelles, sociologiques et politiques, précise Samir. C’était pour promouvoir la culture ainsi que les annales de la faculté des sciences humaines. Elle appelait les amis de la famille, ceux et celles qu’elle rencontrait dans la vie mondaine, pour les inviter à assister aux activités du ciné-club de l'Aldec et aux conférences données par des intellectuels et des personnalités politiques. Elle les connaissait tous, ayant rempli plusieurs fonctions sociales, et quand elle les invitait aux conférences organisées par l’USJ, ils répondaient toujours présents. C’est dans ce contexte, qu’ils ont commencé à assurer des ateliers de théâtre et de vidéo, souligne Charbel Aaad.
«Mon père défunt, Boulos Boulos, lui a proposé de privilégier les activités culturelles payantes pour collecter les fonds nécessaires à l’édification de son projet, sans avoir à compter sur les donations», raconte l’un de ses fils. Elle ne se fit pas prier et entreprit de dépoussiérer le théâtre Maroun Naccache et de le faire revivre. De fil en aiguille, l’idée de fonder un institut spécialisé dans la formation théâtrale et cinématographique en langue française germa dans la tête d’Aimée Boulos, d’autant plus que les francophones étaient légion. La voilà de nouveau chez le recteur de l’USJ de l’époque, le père Jean Ducruet, pour tenter de le convaincre de son projet et affrontant sa réticence. Le père Ducruet n’était pas prêt à s'embarquer dans cette aventure qu'il jugeait risquée et vouée à l’échec. «Où trouver une place pour ériger un nouveau département?», lui avait demandé le grand bâtisseur jésuite. Avec son esprit inventif habitué à pondre des solutions et son optimisme foncier, elle lui parle d’un bâtiment vacant, mais dans un état de délabrement, à cause de son emplacement très dangereux sur la ligne de démarcation. Elle promet de trouver les fonds nécessaires pour le réhabiliter et l'équiper d'une porte d'entrée latérale afin de protéger les étudiant.e.s des francs-tireurs. Elle finit par avoir gain de cause et les choses se passent comme prévu. Avec elle, il y avait Michel Jabre, formé pour l’éducation théâtrale, qui a proposé des intitulés pour la structure du cursus des futurs étudiant.e.s. Quant à Jacques Debs, il était responsable de la section cinématographique, explique Charbel Aad. Elle avait réussi également à convaincre Roger Assaf, qui vivait à l’ouest de la capitale, de traverser la ligne de front pour se joindre au groupe et dispenser des cours, ce qui fit dire plus tard au célèbre comédien et metteur en scène: «L’Iesav, c’était un microcosme de ce que la société libanaise devrait être», ajoute le réalisateur. En effet, il y avait à l’Institut d'études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques (Iesav) des personnes de toutes les communautés, de toutes les appartenances politiques, d’autant plus qu’il avait été édifié avant les autres universités, comme l’Alba et l’Université américaine de Beyrouth. À cette époque, il n’y avait que la faculté des beaux-arts de l’Université libanaise qui dispensait cette formation. C'est avec Jalal khoury, Roger Assaf et Antoine Rémy (qui était à la LBC) que les cours ont démarré. Il y avait aussi le souci du matériel. Avec Jean-Claude Boulos, ils ont acheté les caméras et tous les équipements du montage. Aimée Boulos s’était mise d’accord avec les commerçants pour échelonner les versements dus au fur et à mesure que les étudiant.e.s payaient leur scolarité. Elle faisait tout à la fois, elle interviewait les étudiant.e.s. un.e à un.e, les encourageait et calmait leurs appréhensions. Ces dernier.e.s resteront à jamais lié.e.s à leur mère spirituelle et certain.e.s sont devenu.e.s des stars dans leur profession, entre autres Nadine Labaki, Aline Lahoud, Betty Taoutel et Yuri Mrakadi. C’était elle aussi qui avait proposé de transformer le sous-sol oublié de la résidence des pères jésuites en théâtre – le théâtre Monnot qui, aujourd’hui, brille de mille feux.
À la question de savoir comment elle arrivait à s'occuper de ses cinq enfants, ses deux fils interviewés avancent la même réponse: «Elle n'a jamais manqué à ses obligations ou à ses engagements de mère. Elle veillait à ce que tout soit parfait à la maison. Évidemment, la cuisinière et le personnel suivaient ses conseils à la lettre. Par exemple, elle m'a toujours conduit elle-même à mes cours d'escrime, le sourire aux lèvres, tout en gérant plusieurs institutions, déclare Antoine. D’ailleurs, elle nous a légué sa passion pour le septième art.»
«Les Boulos étaient trois frères très solidaires et unis, poursuit Samir. Ils avaient acquis une grande et belle propriété à Bhamdoun constituée de trois étages. La grande famille se réunissait là-bas en été. Ils avaient eu l'idée ingénue d'avoir une seule cuisine – immense – pour les trois appartements. C'étaient des moments délicieux, festifs, qui réunissaient petits et grands. Nous étions quatorze cousins. Ma mère commençait, à partir de Pâques, à sélectionner une pièce de théâtre, pour l’adapter et c'était le plus souvent une pièce de Molière. Alors on passait les trois mois de l'été à s'y entraîner. Elle concevait des rôles pour la ribambelle de gosses, du benjamin à l’aîné. Mon père, qui possédait une dextérité manuelle fascinante et excellait dans le bricolage, nous aidait à construire un théâtre en bois où nous nous réjouissions de nous produire devant un parterre d’invité.e.s. Toute la maisonnée s’affairait. Mes tantes et ma mère confectionnaient des costumes adéquats pour chaque personnage, secondées par une cohorte de ménagères heureuses de troquer leurs serpillères et leurs balais contre des aiguilles, des dés de couture et de belles étoffes aux couleurs chatoyantes. Ma mère était un rat de la bibliothèque qui dévorait les livres et une fine psychologue. Sous sa férule, tout réussissait et chaque enfant découvrait ses talents, heureux de susciter les applaudissements du public. La représentation avait lieu chaque 15 août, comme demain. C’est pourquoi son départ, à la veille de la fête de l'Assomption, revêt une dimension très symbolique.
C'était une personnalité polyvalente. À chaque fois qu’on avait besoin de quoi que ce soit, un seul nom circulait sur toutes les lèvres, à L’Iesav: Mme Boulos. Elle savait choisir son équipe de travail et flairait les personnes douées, dignes de confiance et efficaces. Grâce à son aura et à sa grande capacité d’aimer, de donner, toutes les portes s’ouvraient devant elle. Elle ne pouvait oublier le jour où le père recteur Jean Ducruet l'a appelée pour lui présenter ses félicitations. Tous les risques qu’elle avait pris s’étaient conclus par des réussites qui dépassaient toutes les attentes.»
Aimée Boulos s'est éteinte couronnée de lauriers et de distinctions aussi bien libanaises que françaises. Elle fut élevée au rang d'officier dans l'ordre des Palmes académiques et l'ordre des arts et des lettres, et récompensée par la médaille du mérite de l'État libanais en 2022.
Carol Ziadé Ajami
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