Au cœur de la tourmente chaotique de cette ère, l'engouement pour la superficialité semble avoir tristement supplanté la recherche de la profondeur, de la cohérence et de l'esthétique au sein des musiques d'art au Liban. La première partie de cet essai, axée sur une perspective synchronique, établit des définitions et typologies musicales rigoureuses, permettant d'appréhender cette notion complexe de musique d'art.
Depuis des temps incommensurables, la musique constitue le reflet fidèle de l’âme collective de la société. Il y a plus de deux millénaires, Platon avançait déjà dans son œuvre emblématique, La République, que quiconque désire exercer un contrôle sur la population devrait d’abord s’efforcer de régir sa musique. Cette sagesse ancestrale résonne encore aujourd’hui, alors que les musiciens, les compositeurs, les érudits de la musique, ces dénicheurs du sublime, demeurent les gardiens fidèles d’un patrimoine musical inestimable. Néanmoins, au sein du tumulte moderniste anarchique, on assiste, de plus en plus, au déclin des musiques d’art, occidentales soient-elles, levantines ou même relevant d’une créolisation. L’attrait pour le sensationnalisme et le trivial semble, en effet, avoir éclipsé la quête de la profondeur et de l’esthétique. Le présent essai explore les différentes dimensions des musiques d’art au Liban, scrutant leur évolution au fil des siècles, tout en cherchant à décrypter l’étiologie de la dégénérescence que vivent ces musiques.
Ce diagnostic demeure crucial, voire inévitable, afin de pouvoir proposer des traitements efficaces qui pourraient teinter d’une lueur d’espoir le pronostic sombre de cet Art au Liban. Cet essai récapitule en sa première partie des définitions critériées et typologiques des pratiques musicales, permettant de cerner cette notion complexe de musique d’art, dans sa paramétrisation grammaticale et esthétique musicale et dans sa dimension culturelle, en tant que préalable à l’approche du vécu et du perçu des musiques d’art au Liban. Cette perspective synchronique est complétée, dans la deuxième partie de cet essai, par une approche diachronique ou historique des musiques d’art au Liban qui est centrée sur le Conservatoire national supérieur de musique du Liban (CNSML), et ce, pour parvenir in fine à analyser la réalité actuelle à l’aune à la fois des critères typologiques, de l’histoire et du critère de qualité qui devient encore plus crucial en cette période d’effondrement sociétal.
Perspective épistémologique
Avant de plonger dans le vif du sujet, il est impératif d’établir une définition préliminaire de la notion de musique. Pour Platon (427-347 av. J.-C.), c’est «l’ensemble des arts auxquels président les Muses»; pour Guillaume de Machaut (1300-1377), c’est «une science»; pour Jean-Sébastien Bach (1685-1750), c’est «une harmonie agréable célébrant Dieu et les plaisirs permis de l’âme»; pour Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), c’est «l’art d’accommoder les sons de manière agréable à l’oreille»; pour Vladimir Jankélévitch (1903-1985), c’est une «esthétique de l’ineffable». Il est donc clair que l’acte de définir la musique varie en fonction de la perspective épistémologique. Pour forger les critères d’évaluation des pratiques musicales, nous adopterons successivement un point de vue musicologique se nourrissant de sémiotique et de linguistique, puis un point de vue esthétique. L’approche de la musique en tant que langage est adoptée par des musicologues férus de sémiotique et de linguistique, comme Nicolas Meeùs, Jean-Pierre Bartoli et Nidaa Abou Mrad, en plus de chercheurs en psychologie cognitive de la musique, comme John Sloboda.
Tripartition musicale
Dans ce double sillage sémiotique et neurocognitif musical, Nidaa Abou Mrad transpose la tripartition linguistique de Ferdinand de Saussure sur le domaine de la musique. Celle-ci est ainsi considérée comme un langage universel, dans la mesure où la notion de langage est définie en tant que compétence commune à tous les êtres vivants, leur permettant d’exprimer des contenus et de communiquer entre eux par des systèmes de signes à base de sons organisés. Ces systèmes mélodiques différenciés s’identifient à des langues musicales qui se déclinent à leur tour en des dialectes musicaux. Pour cet auteur, tandis que les langues se différencient sur la base du système d’organisation des hauteurs mélodiques, la différenciation des dialectes d’une même langue repose, d’une part, sur des spécificités rythmiques liées à cette marque culturelle qu’impriment à la fois la métrique des langues chantées et la métrique des gestes rituels ou chorégraphiques dans la pâte rythmique de la musique et, d’autre part, sur les dynamiques esthétiques inhérentes aux notions de tradition et de modernité.
Trois systèmes mélodiques
Cela conduit cet auteur à identifier les langues musicales (ou familles linguistiques musicales) aux trois grands systèmes mélodiques qui se partagent les musiques de la planète: la langue monodique modale (s’étendant de l’Asie du Sud à l’Europe médiévale, en passant par l’Asie centrale, l’Asie occidentale et l’Afrique du Nord), la langue monodique pentatonique (propre à l’Asie orientale et l’Afrique subsaharienne, de même que l’Amérique et l’Océanie précoloniales) et la langue polyphonique tonale (propre à l’Europe et l’Amérique depuis le dix-septième siècle puis devenant une part majoritaire des musiques du monde, en conséquence de la colonisation, puis de la globalisation). Ces trois langues se déclinent chacune en des traditions musicales simultanées et des écoles musicales historiques successives. La délimitation des traditions musicales au sein de la même langue mélodique se fait d’abord sur une base culturelle rythmique, liée aux déterminants métriques de la parole chantée et de la gestuelle rituelle et chorégraphique, ensuite, et au sein du même territoire culturel, sur la base d’une double typologie des traditions, celle de la dialectique tradition musicale religieuse versus tradition musicale profane et celle de l’opposition tradition musicale artistique versus tradition musicale populaire.
Paradigmes esthétiques
En fait, la dialectique entre tradition artistique et tradition populaire est d’ordre avant tout esthétique et dépasse le niveau linguistique et grammatical de l’approche précédente. Dans le sillage de Jean During, Nidaa Abou Mrad relie cette dialectique au binôme héritage/création. Tandis que la tradition populaire ou répétitive se contente du paradigme de la réplication artisanale des modèles hérités à l’identique, la tradition artistique (ou haute tradition) opte pour le paradigme du renouvellement par le biais de la réalisation d’une herméneutique des modèles et des règles héritées permettant aux détenteurs de la tradition de se réapproprier ces modèles et ces règles afin de créer du neuf sur la base de ce qui est hérité. À ces deux paradigmes traditionnels artistique créatif versus artisanal réitératif, s’adjoint un troisième paradigme qui rompt avec la transcendance des référentiels traditionnels pour adopter le principe d’immanence. Il s’agit du paradigme moderniste de l’innovation qui se produit en rupture avec les modèles traditionnels hérités.
Cette modernité musicale produit au gré de l’histoire musicale européenne un autre type de musique d’art, résolument évolutive, qui s’inscrit dans cette langue mélodique polyphonique tonale qui est dérivée de la langue monodique modale, tout en s’en différenciant radicalement, et ce, précisément en conséquence de l’action du paradigme moderniste. Il convient de noter au passage que la notion de musique savante s’identifie à celle d’une musique d’art dont la théorie est explicitée oralement ou par écrit, selon les musicologues et les ethnomusicologues francophones, comme Jean During et Bernard Lortat-Jacob. Étant donné que la tradition musicale artistique monodique modale du Levant est dotée d’une théorisation écrite de sa grammaire musicale, bien avant la musique d’art européenne, le statut de musique savante s’applique tout aussi bien aux musiques d’art monodiques modales qu’aux musiques d’art polyphoniques tonales.
Créolisation musicale
Pour clore cette approche synchronique, il est nécessaire de définir la notion de créolisation en musique. Or, chacune des langues mélodiques susdécrites possède sa propre grammaire et de ce fait la créolisation musicale s’identifie à un processus de métissage entre dialectes musicaux qui aboutit à la création d’un dialecte créole. Ces créolisations (métissages ou hybridations) musicales, selon Nicolas Royer-Artuso, peuvent être fécondes si les grammaires musicales concernées sont compatibles entre elles, notamment du point de vue du composant mélodique (par exemple entre pentatonisme africain et harmonie tonale européenne donnant lieu au Jazz qui est une musique d’art), tandis qu’elles sont stériles en cas d’incompatibilité grammaticale, auquel cas la créolisation donne lieu à des résultats anecdotiques du type «Hi! Kîfak? Ça va? Ciao!», comme se plaît à le décrire Nidaa Abou Mrad. C’est le cas précisément des tentatives d’imposer à des énoncés musicaux traditionnels monodiques modaux, d’échelles modales zalzaliennes (agençant des intervalles mélodiques de trois quarts de ton et de ton), la grammaire harmonique.
Cette imposition aboutit à éradiquer les échelles zalzaliennes les remplaçant par des échelles diatoniques (hormis dans l’œuvre ambitieuse de Toufic Succar) et à fixer l’énonciation, originairement d’improvisation (ce que n’a pas su maîtriser véritablement le même Toufic Succar), ce qui amène forcément à une régression grammaticale et esthétique musicale.
Références bibliographiques
Abou Mrad, Nidaa, 2010, «L’isotopie sémantique en tant que révélateur de l’exosémie musicale», Musurgia XVII/1 (2010), Paris, p. 5-15.
Abou Mrad, Nidaa, 2016, Éléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques, Paris et Hadath-Baabda, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine.
During, Jean, 1994, Quelque chose se passe. Le sens de la tradition dans l’Orient musical, Paris, Verdier.
Lortat-Jacob, Bernard, 2005, «Formes et conditions de l’improvisation dans les musiques de tradition orale», Une encyclopédie pour le xxie siècle, vol. v, L’unité de la musique, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Arles, Actes Sud, p. 669-689.
Meeùs, Nicolas, 1998, «De la musique comme langage», Les Universaux en musique: Actes du quatrième Congrès international sur la signification musicale, Costin Miereanu et Xavier Hascher (éd.) Paris, Publications de la Sorbonne, p. 127-132.
Meeùs, Nicolas, 2015, «Épistémologie d’une musicologie analytique», Musurgia. Analyse et Pratique Musicales, vol. XXII/3-4 (2015), Éditions Eska, p. 91-114.
Meeùs, Nicolas et Bartoli, Jean-Pierre, 2010, «Sémiotique et rhétorique musicales: la Fantaisie en ré mineur de Mozart», Protée, vol. 38, n° 1 (2010), p. 55-64.
Royer-Artuso, Nicolas, 2013, «Pour une phonologie comparative des phénomènes de contact des musiques de l’aire du maqām», Revue des Traditions Musicales des Mondes Arabe et Méditerranéen, n° 7 «Sémiotique et psychocognition des monodies modales (2)», Baabda (Liban) et Paris, Éditions de l’Université Antonine et Éditions Geuthner, p. 51-69.
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