Las d’un black-out total sur la question des droits humains dans leur région d’origine, le Kurdistan iranien, Arsalan Ahmadi et Jila Mostajer ont créé en 2016 l’ONG Hengaw. Une initiative pas du tout du goût de la République islamique d'Iran, qui depuis multiplie les pressions : sur le couple, installé au Kurdistan irakien, mais également sur leurs familles restées en Iran. Rencontre.
Par Lontxo Zubizuria
Voilà près d’une heure que nous patientons dans une bâtisse située à l’ouest d’Erbil. La nuit vient de tomber sur le Kurdistan irakien. Arsalan Ahmadi, 37 ans, et Jila Mostajer, 32 ans, finissent par arriver. Le couple s’excuse immédiatement du retard, explique ne sortir de chez eux « qu’uniquement en cas d’urgence » et toujours avec des mesures de sécurité draconiennes. Un premier élément de réponse sur les raisons de cette rencontre à huis clos.
Erbil, capitale du Kurdistan irakien, a pourtant la réputation d’être la ville la plus sûre d’Irak. Arsalan Ahmadi la connaît bien, puisqu’il y est installé depuis 2005, date à laquelle il a quitté l’Iran : après plusieurs années passées au sein de l’unité des peshmergas du parti d’opposition du Parti Démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), l’exil s’était imposé à lui. Car pour la minorité kurde en Iran – environ 8 millions de personnes –, et particulièrement pour celles et ceux qui mènent des activités politiques, la vie s’avère particulièrement difficile : selon un rapport récent de l’ONU, un prisonnier politique sur deux en Iran est Kurde.
Dix ans plus tard, c’était au tour de Jila Mostajer de quitter sa région natale de Sanandaj afin de rejoindre Arsalan au Kurdistan irakien. La même année, ils décident de se marier et de créer une ONG pour documenter les violations des droits humains dans l’ouest iranien. Ils ne le savent pas encore, mais cette décision va être un tournant majeur dans leur vie et dans celle de leurs familles.
Arsalan Ahmadi et Jila Mostajer, fondateurs de l'ONG Hengaw.
Éclaircir les zones d’ombres
Hengaw voit le jour au cours de l’année 2016. « Nous avons voulu porter une attention spéciale sur la situation des femmes, de la jeunesse, des journalistes, et des activistes politiques dans le Kurdistan iranien. Les médias en Iran ne peuvent pas parler de ce qu’il se passe, alors nous avons voulu montrer au monde la réalité », explique Arsalan Ahmadi.
Cependant, les premières difficultés ne tardent pas à faire leur apparition : la République islamique d'Iran, qui a eu vent de leur structure, exerce une pression de tous les instants sur le Gouvernement Régional du Kurdistan irakien (GRK). Conséquence, Arsalan et Jila sont obligés de « domicilier » officiellement le siège d’Hengaw en Norvège, via des collaborateurs établis sur place.
Revendiquant une totale indépendance politique, Hengaw s'appuie sur un réseau de bénévoles anonymes et de citoyens kurdes vivant dans tout le pays. La fréquence et la fiabilité de leurs rapports vont les pousser à collaborer rapidement avec Amnesty International et Human Rights Watch. Leur site est traduit en cinq langues : farsi, kurde, arabe, anglais et allemand.
« Quand nous entendons ou que nous suspectons que quelqu’un ait pu être tué par le régime, nous envoyons des bénévoles à la rencontre de la famille afin qu’ils collectent des informations. Nous travaillons ensuite sur le dossier, avant de publier les rapports », explique Arsalan Ahmadi. Pour les abus au sein des prisons, les procédures sont évidemment plus sensibles. Car si obtenir des informations dans les régions où sont établies les minorités ethniques ou religieuses est difficile, autant pénétrer les établissements pénitentiaires est presque mission impossible. « Nous y parvenons, bien que difficilement, répond Jila Mostajer. Nous finançons l’achat de téléphones, puis nous les envoyons vers les prisons afin de récolter des informations directement de l’intérieur. Parfois, nous transmettons même ces contacts aux organisations internationales. Mais malheureusement, toute la communauté internationale n’est pas attentive à ce qu’il se passe en l’Iran, et encore moins au Rojhelat [Kurdistan iranien]. »
Un travail de fourmi qui donne la mesure des drames qui se déroulent parfois à l’abri des regards dans les maisons d’arrêt du régime. Selon les statistiques enregistrées par Hengaw, rien qu’en 2020, au moins 22 prisonniers kurdes auraient perdu la vie en détention, dont au moins quatre après avoir été torturés. « Et pour les condamnations à mort, depuis le 1er janvier 2021, 266 citoyens ont été exécutés en Iran, dont 39 Kurdes », fait savoir l’organisation.
Arsalan et Jila multiplient également leurs efforts afin de documenter les violences faites aux femmes : ce fut lorsque Hengaw a rendu public le témoignage de la chercheuse et écrivaine kurde Mojgan Kavousi, condamnée à 6 ans de prison après avoir participé aux manifestations de 2019. Cette dernière a rapporté « des traitements inhumains et des humiliations », et notamment le fait d’avoir été déshabillée à plusieurs reprises, violentée, et privée de médicaments vitaux.
Dans l’œil du cyclone
Un activisme qui vaut au couple, mais aussi à leur famille toujours présente sur le sol iranien, bien des problèmes. Ainsi, Arsalan Ahmadi rapporte que son père a été arrêté il y a trois ans, emprisonné plusieurs jours, avant d’être libéré. Le point de départ d’une pression depuis presque continue : « Ils le forcent à m’appeler devant eux et l’obligent à me demander de fermer Hengaw. Ils ont également convoqué mon frère, encore mineur, et lui ont fait rédiger une lettre me suppliant d’arrêter nos activités. Et à chaque fois, ils laissent sous-entendre à nos proches qu’ils vont s’en prendre à eux ou à nous ici. » Même constat pour Jila, qui rapporte que ses quatre sœurs sont régulièrement intimidées par le régime. D’exemples, le couple n’en manque pas.
Mais la menace les a également suivis ici, au Kurdistan irakien. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils la prennent au sérieux. Car une guerre larvée semble se jouer au GRK entre Téhéran et l’opposition en exil. Consultées par Ici Beyrouth, des sources proches du commandement du PDKI signalent que ces dernières années, des dizaines de leurs sympathisants ont été abattus au Kurdistan irakien. En aout dernier, c’était Moussa Babakhani, un des leaders du plus ancien parti autonomiste kurde d'Iran, qui était retrouvé mort dans un hôtel d’Erbil, le corps rempli de traces de torture.
« Nous savons que le Kurdistan irakien n’est plus une zone sûre pour nous. Alors nous ne nous déplaçons presque jamais physiquement, uniquement en cas d’urgence », rapporte Jila. Face à cette menace qui se fait de plus en plus présente, le couple a signalé sa situation aux Asayech, les forces de sécurité kurdes d’Irak. « Ils nous ont aidés et nous avons déménagé quatre fois ces dernières années. Nous vivons maintenant dans un endroit relativement sécurisé », précise Arsalan Ahmadi.
S’ils n’envisagent pas une seule seconde arrêter leur travail de documentation pour Hengaw, ils songent désormais à quitter le territoire du Kurdistan irakien, où ils vivent presque assignés à résidence. Un départ qui, pour l’heure, n’a rien évident : « Nous avons besoin d’un document établi par les Asayech afin de pouvoir quitter le pays, mais ces derniers ne veulent pas nous le donner. À cause des pressions iraniennes, certainement », expliquent-ils.
« Nous sommes dans une situation difficile. Nous pouvons mourir ici d’un coup de revolver ou d’une bombe sous notre voiture, à n’importe quel moment. Nos familles sont également en danger en Iran. Nous nous inquiétons pour eux, ils s’inquiètent pour nous. C’est très difficile. Mais nous sommes tous d’accord sur un point : pas question d’arrêter Hengaw », conclut Jila Mostajer.
Par Lontxo Zubizuria
Voilà près d’une heure que nous patientons dans une bâtisse située à l’ouest d’Erbil. La nuit vient de tomber sur le Kurdistan irakien. Arsalan Ahmadi, 37 ans, et Jila Mostajer, 32 ans, finissent par arriver. Le couple s’excuse immédiatement du retard, explique ne sortir de chez eux « qu’uniquement en cas d’urgence » et toujours avec des mesures de sécurité draconiennes. Un premier élément de réponse sur les raisons de cette rencontre à huis clos.
Erbil, capitale du Kurdistan irakien, a pourtant la réputation d’être la ville la plus sûre d’Irak. Arsalan Ahmadi la connaît bien, puisqu’il y est installé depuis 2005, date à laquelle il a quitté l’Iran : après plusieurs années passées au sein de l’unité des peshmergas du parti d’opposition du Parti Démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), l’exil s’était imposé à lui. Car pour la minorité kurde en Iran – environ 8 millions de personnes –, et particulièrement pour celles et ceux qui mènent des activités politiques, la vie s’avère particulièrement difficile : selon un rapport récent de l’ONU, un prisonnier politique sur deux en Iran est Kurde.
Dix ans plus tard, c’était au tour de Jila Mostajer de quitter sa région natale de Sanandaj afin de rejoindre Arsalan au Kurdistan irakien. La même année, ils décident de se marier et de créer une ONG pour documenter les violations des droits humains dans l’ouest iranien. Ils ne le savent pas encore, mais cette décision va être un tournant majeur dans leur vie et dans celle de leurs familles.
Arsalan Ahmadi et Jila Mostajer, fondateurs de l'ONG Hengaw.
Éclaircir les zones d’ombres
Hengaw voit le jour au cours de l’année 2016. « Nous avons voulu porter une attention spéciale sur la situation des femmes, de la jeunesse, des journalistes, et des activistes politiques dans le Kurdistan iranien. Les médias en Iran ne peuvent pas parler de ce qu’il se passe, alors nous avons voulu montrer au monde la réalité », explique Arsalan Ahmadi.
Cependant, les premières difficultés ne tardent pas à faire leur apparition : la République islamique d'Iran, qui a eu vent de leur structure, exerce une pression de tous les instants sur le Gouvernement Régional du Kurdistan irakien (GRK). Conséquence, Arsalan et Jila sont obligés de « domicilier » officiellement le siège d’Hengaw en Norvège, via des collaborateurs établis sur place.
Revendiquant une totale indépendance politique, Hengaw s'appuie sur un réseau de bénévoles anonymes et de citoyens kurdes vivant dans tout le pays. La fréquence et la fiabilité de leurs rapports vont les pousser à collaborer rapidement avec Amnesty International et Human Rights Watch. Leur site est traduit en cinq langues : farsi, kurde, arabe, anglais et allemand.
« Quand nous entendons ou que nous suspectons que quelqu’un ait pu être tué par le régime, nous envoyons des bénévoles à la rencontre de la famille afin qu’ils collectent des informations. Nous travaillons ensuite sur le dossier, avant de publier les rapports », explique Arsalan Ahmadi. Pour les abus au sein des prisons, les procédures sont évidemment plus sensibles. Car si obtenir des informations dans les régions où sont établies les minorités ethniques ou religieuses est difficile, autant pénétrer les établissements pénitentiaires est presque mission impossible. « Nous y parvenons, bien que difficilement, répond Jila Mostajer. Nous finançons l’achat de téléphones, puis nous les envoyons vers les prisons afin de récolter des informations directement de l’intérieur. Parfois, nous transmettons même ces contacts aux organisations internationales. Mais malheureusement, toute la communauté internationale n’est pas attentive à ce qu’il se passe en l’Iran, et encore moins au Rojhelat [Kurdistan iranien]. »
Un travail de fourmi qui donne la mesure des drames qui se déroulent parfois à l’abri des regards dans les maisons d’arrêt du régime. Selon les statistiques enregistrées par Hengaw, rien qu’en 2020, au moins 22 prisonniers kurdes auraient perdu la vie en détention, dont au moins quatre après avoir été torturés. « Et pour les condamnations à mort, depuis le 1er janvier 2021, 266 citoyens ont été exécutés en Iran, dont 39 Kurdes », fait savoir l’organisation.
Arsalan et Jila multiplient également leurs efforts afin de documenter les violences faites aux femmes : ce fut lorsque Hengaw a rendu public le témoignage de la chercheuse et écrivaine kurde Mojgan Kavousi, condamnée à 6 ans de prison après avoir participé aux manifestations de 2019. Cette dernière a rapporté « des traitements inhumains et des humiliations », et notamment le fait d’avoir été déshabillée à plusieurs reprises, violentée, et privée de médicaments vitaux.
Dans l’œil du cyclone
Un activisme qui vaut au couple, mais aussi à leur famille toujours présente sur le sol iranien, bien des problèmes. Ainsi, Arsalan Ahmadi rapporte que son père a été arrêté il y a trois ans, emprisonné plusieurs jours, avant d’être libéré. Le point de départ d’une pression depuis presque continue : « Ils le forcent à m’appeler devant eux et l’obligent à me demander de fermer Hengaw. Ils ont également convoqué mon frère, encore mineur, et lui ont fait rédiger une lettre me suppliant d’arrêter nos activités. Et à chaque fois, ils laissent sous-entendre à nos proches qu’ils vont s’en prendre à eux ou à nous ici. » Même constat pour Jila, qui rapporte que ses quatre sœurs sont régulièrement intimidées par le régime. D’exemples, le couple n’en manque pas.
Mais la menace les a également suivis ici, au Kurdistan irakien. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils la prennent au sérieux. Car une guerre larvée semble se jouer au GRK entre Téhéran et l’opposition en exil. Consultées par Ici Beyrouth, des sources proches du commandement du PDKI signalent que ces dernières années, des dizaines de leurs sympathisants ont été abattus au Kurdistan irakien. En aout dernier, c’était Moussa Babakhani, un des leaders du plus ancien parti autonomiste kurde d'Iran, qui était retrouvé mort dans un hôtel d’Erbil, le corps rempli de traces de torture.
« Nous savons que le Kurdistan irakien n’est plus une zone sûre pour nous. Alors nous ne nous déplaçons presque jamais physiquement, uniquement en cas d’urgence », rapporte Jila. Face à cette menace qui se fait de plus en plus présente, le couple a signalé sa situation aux Asayech, les forces de sécurité kurdes d’Irak. « Ils nous ont aidés et nous avons déménagé quatre fois ces dernières années. Nous vivons maintenant dans un endroit relativement sécurisé », précise Arsalan Ahmadi.
S’ils n’envisagent pas une seule seconde arrêter leur travail de documentation pour Hengaw, ils songent désormais à quitter le territoire du Kurdistan irakien, où ils vivent presque assignés à résidence. Un départ qui, pour l’heure, n’a rien évident : « Nous avons besoin d’un document établi par les Asayech afin de pouvoir quitter le pays, mais ces derniers ne veulent pas nous le donner. À cause des pressions iraniennes, certainement », expliquent-ils.
« Nous sommes dans une situation difficile. Nous pouvons mourir ici d’un coup de revolver ou d’une bombe sous notre voiture, à n’importe quel moment. Nos familles sont également en danger en Iran. Nous nous inquiétons pour eux, ils s’inquiètent pour nous. C’est très difficile. Mais nous sommes tous d’accord sur un point : pas question d’arrêter Hengaw », conclut Jila Mostajer.
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