Maurice Gemayel, la chance perdue (1/2)
C’était en 1970, au cours d’une séance parlementaire, que le ministre et député du Metn, Maurice Gemayel, né en 1910, s’effondrait, victime d’un malaise cardiaque. Horrifié par la classe politique, il ne pouvait plus se résoudre à accepter l’incompétence, l’inconscience et l’insouciance générale qui régnaient autour de lui, alors qu’il percevait déjà toutes les raisons d’un éclatement prochain du Liban. C’est sur une civière qu’il a été évacué du Parlement, mais seulement pour succomber deux semaines plus tard, un 31 octobre.
Député du Metn-Nord, Maurice Gemayel détenait le ministère du Plan qu’il avait fondé en 1954, en vue du redressement du Liban qu’il espérait encore pouvoir sauver d’une catastrophe fatale qui pointait, selon lui, à l’horizon. Internationalement apprécié, il avait été de 1965 à 1969 président de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, dont le siège est à Rome. Visionnaire, il avait mis à profit toutes ses connaissances afin d’exécuter des projets de développement à l’échelle du Liban, du Moyen-Orient et même au-delà. Ses projets permettaient au Liban de constituer un lien entre l’Orient, l’Inde, la Chine et l’Europe.
L’échelle mondiale
Parmi ses diverses réalisations, il avait créé la Maison du futur; il avait préparé des études sur la transformation du désert arabique en zones agricoles et de la ville de Beyrouth en port méditerranéen pour les pays du golfe Persique. Il avait rédigé les directives de la politique financière de la République du Libéria et avait élaboré une science nouvelle sous le nom de «Causométrie», qui tentait d’offrir à l’humanité une possibilité nouvelle dans laquelle l’État ou «le droit doit cesser d’être gendarme pour devenir harmonisateur».
Raisonnant à l’échelle de l’humanité, il ne pensait plus le Liban que dans sa dimension universelle. Il disait alors: «Que le Liban soit mondial ou qu’il ne soit pas.» Pour lui, ce petit pays ne pouvait nullement survivre réduit à lui-même. Se limiter à son milieu syrien ou à son environnement arabe lui serait fatal. Son épanouissement ne pouvait être atteint que dans le dépassement des frontières nationales et surtout régionales. Pour exister, le Liban se doit de jouer son rôle au niveau planétaire et dans l’aventure humaine.
Une action planifiée
Maurice Gemayel a voulu sauver le Liban. Et pour cela, il n’avait pas que des paroles et de la poésie si caractéristique de l’élite politique libanaise. Il possédait un plan et ce plan était fort élaboré. Avant tout, il fallait en finir avec la pauvreté qui asservit le peuple au profit d’une féodalité traditionnelle et d’une féodalité nouvelle, aussi égoïste et arriérée que la précédente. Il était crucial de supprimer la mentalité de mesquinerie héritée des quatre siècles ottomans et il fallait surtout éradiquer le mythe d’un Liban pauvre en ressources.
L’appauvrissement du Liban a toujours été artificiel, précisait Maurice Gemayel. Entre 1840 et 1860, il était dû à sa partition en deux caïmacamets. Puis, entre 1860 et 1914, le gouvernorat autonome du Mont-Liban avait été amputé de son port naturel qu’est Beyrouth. Enfin, la famine de 1914-1918 n’était qu’un plan d’extermination basé sur l’appauvrissement ciblé et le blocus militaire. Cela a implanté dans la mémoire collective l’idée erronée d’une volonté d’émigration perçue comme l’unique ressource du pays. Aucune action sérieuse, aucune vision n’est possible tant que le Libanais ne s’est pas libéré de ce mythe de la pauvreté.
En bon chrétien, Maurice Gemayel ne pouvait se résoudre au désespoir qui régnait sur beaucoup de ses contemporains profondément déçus par l’entité libanaise naissante. Ce n’est pas comme cela que les Libanais avaient imaginé leur pays après tant de siècles d’attente, de souffrances, d’espoir, de prières et de promesses. «Il n’en revient qu’à nous de nous en sortir, martelait-il. Nous devons être maîtres de notre destin. Personne ne le fera pour nous.» Il fallait, à tout prix, arrêter la politique du «replâtrage» et du rafistolage dans laquelle la caste au pouvoir excellait brillamment et il nous incombait de passer à l’ère de la planification.
La solution concrète présentée par le ministre du Plan était fort claire et il la résumait en trois points: l’eau, l’électricité et le facteur humain.


L’eau 
L’eau constitue la richesse naturelle principale du Liban. Ce sont une centaine de barrages, de lacs et de centrales hydro-électriques qui agrémenteraient tout le territoire libanais, surnommé alors le château d’eau du Levant. Cette étude poussée jusqu’au moindre détail avait été élaborée avec la collaboration de plusieurs experts dont Albert Naccache. Elle était publiée en 1951 dans La Planification intégrale des eaux libanaises.
Dans les années 1950, Maurice Gemayel déplorait l’insuffisance des surfaces agricoles du Liban. Elles représentaient alors 40.000 hectares seulement sur les 500.000 hectares cultivables une fois son plan mis en œuvre. Or ces 40.000 hectares de l’époque sont eux-mêmes aujourd’hui réduits à une peau de chagrin, continuellement agressée par une urbanisation sauvage et des carrières criminelles en l’absence cruelle d’un ministère du Plan.
Quant au stockage des eaux de pluies et des fontes des neiges, il représente encore aujourd’hui, 50 ans après la disparition du ministère du Plan, 20 millions de mètres cubes, alors que nous devrions en être déjà à 850 millions de mètres cubes. De tout ce projet pharaonique et salutaire pour le Liban, seul le barrage de Chabrouh a vu le jour dans le haut Kesrouan en 2007. Il n’est destiné à stocker que 8 millions de mètres cubes d’eau par an, soit 1% de l’objectif initialement prévu par le plan de Maurice Gemayel.
Le manque d’initiative
Qu’a fait la classe politique pour que nous en soyons là? Ce n’est pas pour rien que Maurice Gemayel les appelait les «professionnels de la politique». Leur intelligence leur permet de trouver des formules pour sortir la tête haute de toutes les situations embarrassantes. Ainsi, afin de ne pas avoir à affronter l’urgence de la réalité et pour ne pas devoir réaliser ses projets gigantesques, ils l’ont surnommé «l’homme du Futur», alors qu’ils continuaient à façonner leur présent à leur taille. Lui n’était en réalité que l’homme du présent, alors que c’était eux qui sombraient, enlisaient et fossilisaient le Liban dans les mesquineries de leur archaïsme.
Le grand ensemble de lacs projetés devait transformer le paysage libanais en une richesse de biodiversités paradisiaques, de villages et de campagnes pittoresques, encourageant le tourisme dans tous les coins et recoins du territoire. Le pays devait devenir exportateur de produits agricoles de toutes sortes, offrant un étalage de récoltes allant des régions les plus tempérées aux altitudes les plus froides.
L’électricité
Lorsqu’un pays montagneux possède des lacs en altitude, il ne peut que profiter de la loi de la gravité pour engendrer une énergie propre. L’énergie hydroélectrique devient dès lors la seconde richesse du Liban offrant une chance immense à l’industrie qui jouirait d’une source énergétique très bon marché. L’État peut doter, par-là, le secteur industriel d’une rentabilité exceptionnelle, tout en assurant un environnement sain et propice, encore une fois, à l’accueil du tourisme.
La planification des eaux libanaises aurait permis un développement dans le total respect des valeurs modernes de l’écologie et de la durabilité. La santé des citoyens n’aurait pu qu’en ressentir les bienfaits à tous les niveaux. Il est évident aussi qu’avec autant d’eau et d’électricité, les voies de circulations et domaines publics auraient été agrémentés de verdures et de réseaux de transports en commun sous forme de trains ou de tramways électriques sur le littoral, en plus de funiculaires pour desservir les zones montagneuses. Le transport en commun constitue un des facteurs du développement. Qu’en serait-il alors lorsque celui-ci respecte les valeurs de durabilité et d’enjolivement?
Pour la réalisation de sa vision pour le Liban, Maurice Gemayel voyait la nécessité cruciale et impérative d’une décentralisation poussée. Ce modèle de gouvernance commençait à s’imposer dans de nombreux pays, étant en mesure de pouvoir s’adapter aux évolutions comme l’accroissement démographique et la complexification des économies. Cependant, la caste des «professionnels de la politique» était farouchement cramponnée au système lourdement centralisé qui leur permettait de préserver leurs privilèges et de maintenir leur descendance éternellement au pouvoir. C’est à ce milieu féodal qu’il allait s’attaquer dans son discours sur le facteur humain.
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