Le juge d’instruction chargé de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, Tarek Bitar n’est pas sans évoquer le magistrat héros du film Z, du réalisateur grec Costa-Gavras.
Les analogies entre les deux hommes sont nombreuses. Le juge du film Z, interprété par Jean-Louis Trintignant, qui obtint le prix de l’interprétation masculine à Cannes en 1969, est déterminé, persévérant, têtu. Il accuse les plus hautes autorités des services de sécurité de l’État pour l’assassinat du « député », rôle joué par Yves Montand.
En mai 1963, en Grèce, le député Grigoris Lambrakis est assassiné. Le pouvoir souhaite imposer la thèse de l’accident, alors qu’il s’agit d’un assassinat politique.
Vassilis Vassilikos publie en 1966 un roman, Z, qui raconte l’histoire de cet assassinat. “Z” veut dire en grec: “Il est vivant”.
Costa-Gavras est bouleversé par la lecture du roman et décide d’en faire un film, qui sort sur les écrans en 1969.
L’intrigue du long-métrage est la suivante: dans une ville du nord du pays, le Docteur, député et chef de l’opposition parlementaire, donne une conférence en faveur du désarmement nucléaire. Avant même de prendre la parole, des heurts éclatent en ville entre les partisans du Docteur et les contre-manifestants. Un député, membre du même parti que le Docteur, est tabassé. À la fin de la conférence, le Docteur traverse la place pour interpeller les forces de l’ordre et se fait renverser et assommer par un triporteur. Il s’écroule. Transporté à l’hôpital, il décède. La préfecture publie un communiqué officiel précisant qu’il s’agit d’un accident, malheureux, perpétré par deux ivrognes.
C'est un jeune juge d’instruction qui est chargé de l’enquête. Bien que n’ayant aucune sympathie pour les gauchistes, il mène celle-ci avec intégrité et se rend rapidement compte que l’accident n’en est pas un. C’est un assassinat, orchestré par les membres d’une organisation d’extrême-droite. Sous pression pour étouffer l’affaire, le jeune juge comprend que tout a été prémédité par les commandants de la gendarmerie de la région, impliquant même les plus hautes autorités de l’État. Le juge est intransigeant. Déterminé et persévérant, il finit par impliquer les hauts commandements de la gendarmerie et de la police locale.
Le film Z est considéré comme une “gifle face à toutes les dictatures du monde, surtout que, durant la période 1960/70, beaucoup de dictateurs dirigeaient le monde, surtout en Amérique latine”.
Au lendemain de la double explosion dévastatrice du port de Beyrouth, le 4 août 2020, et d’une grande partie de la ville, explosion considérée comme la troisième non-nucléaire après Nagasaki, le président de la République Michel Aoun refuse l’idée d’une enquête internationale « qui ne permettra pas d’établir la vérité ». Par la suite, le juge Fadi Sawan est chargé de l’enquête, mais il ne tardera pas à en être dessaisi, la Cour de cassation estimant qu’il est en « violation flagrante de la loi »: le juge avait fait savoir « qu’il ne reculerait devant aucune immunité (avancée par les accusés) ni aucune ligne rouge ». Par ailleurs, raison ridicule avancée par le pouvoir, le juge Sawan occupe un appartement qui a été endommagé par l’explosion, ce qui perturberait son objectivité.
S’appuyant sur ces deux raisons, la Cour de cassation dessaisit le juge Fadi Sawan. Un autre juge va le remplacer : Tarek Bitar. Les deux juges sont connus pour leur intégrité et leur sens d’une justice indépendante.
À sa prise de fonction, Tarek Bitar déclare: “L’affaire de la double explosion du port de Beyrouth est sacrée. C’est désormais une mission dont je suis le garant… Nous avons un devoir envers les victimes de parvenir à la vérité .”
Le juge commence à subir des pressions et des menaces de mort.
Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s’en prend violemment à lui et des plaintes et demandes de dessaisissement sont portées contre lui. Ce qui a pour effet de suspendre l’enquête. Mais le juge persévère. Jusqu’à ce jour, ces mesures se poursuivent et, malgré les différentes suspensions, le juge continue son enquête.
Le 14 octobre 2021, une manifestation de protestation organisée par le Hezbollah et le mouvement Amal dans le but de dessaisir le magistrat tourne aux affrontements armés entre les manifestants et des tireurs, accusés par le binôme chiite d’être liés aux Forces libanaises (FL). Le chef des FL en tire un grand bénéfice politique, la rue sunnite lui étant désormais acquise. Ce qui indique une baisse d’autorité chez le Hezbollah, dont la présence avait déjà été rejetée quelques semaines auparavant à Chouaya (caza de Hasbaya) et Khaldé (caza de Aley).
La comparaison avec le juge du film Z s’arrête là. Mais elle reste valable pour les régimes grecs et libanais. La censure s’établit. En Grèce, la dictature militaire se met ainsi en place en 1967, contre des élections qui avaient permis en 1963 la victoire de l’opposition. En 2009, le Hezbollah fait sauter le verdict des urnes qui avait donné la victoire à la coalition du 14 Mars, et impose un dictat. En Grèce, les militaires interdisent la lettre Z et tous les mots finissant par « isme », comme le communisme, le gauchisme, etc. Au Liban, les fréquents interrogatoires subis par les militants de la révolution d’octobre 2019, ainsi que les assassinats, les menaces et les poursuites en justice contre les opposants au Hezbollah, indique bien que la dictature est là.
Mais les deux juges - celui du film, Christos Sartzetákis, devenu président de la République en 1985 après avoir été arrêté et emprisonné sous la dictature des colonels, et Tarek Bitar, que les assauts répétés du Hezbollah et alliés n’ont pas réussi à impressionner - ont démontré la force de la justice et son inébranlabilité, insufflant une bonne bouffée d’espoir aux Libanais. En espérant que le juge Bitar puisse mener à bout son enquête, et qu’il ne sera pas assassiné comme Giovanni Falcone, ou mis à l’ombre - comme le fut un temps Khrístos Sartzetákis pat les Colonels grecs.
Mais la Vérité finit toujours, inéluctablement, par sortir du puits - et triompher.
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