Diplomatie de la canonnière et inébranlables Houthis

Nous assistons à la chute finale de l’Occident, nous affirme Emmanuel Todd (1). Et cette faillite est due à trois facteurs: la déficience industrielle des États-Unis, l’abandon progressif de l’éthique protestante et la «préférence du reste du monde pour la Russie» et son modèle autoritaire de gouvernement. Les événements en cours à Bab el-Mandab semblent donner raison à cet historien-anthropologue. L’Occident n’intimide plus!
Que des montagnards houthis se dressent en justiciers et perturbent le trafic maritime en mer Rouge, au mépris de toutes les conventions internationales qui assurent la libre circulation maritime, eh bien, cette irruption sur la scène internationale relève de l’incongru. Et que les flottes occidentales présentes sur les lieux ne puissent mettre, de manière radicale, un terme au désordre, cela dénote faiblesse, hésitations et lâcheté. Comment admettre que ces escadres maritimes dépêchées à la hâte se contentent de rendre coup pour coup, de crainte de susciter une escalade des tensions?
La diplomatie de la canonnière
On n’est plus au dix-neuvième siècle où l’Ouest imposait sa loi par le fer et le feu, si besoin était. Si les Américains pouvaient se rappeler le coup de force de l’amiral Perry qui exigea des autorités japonaises l’ouverture de leur pays, fermé depuis deux cents ans, au commerce international. C’était en juillet 1853. La menace porta ses effets. Ce fut un cas-type de la diplomatie de la canonnière: cette politique consistait à faire une démonstration de puissance militaire en la rade d’un port donné ou le long des côtes d’un pays, pour amener ce dernier à se soumettre à certaines conditions. Cette manifestation de force était couplée à un chantage à l’intervention armée. Et généralement, quelques coups de canon suffisaient à faire entendre raison aux nations les plus turbulentes. La doctrine du Big Stick ne manqua pas de donner des résultats probants aussi bien en Chine qu’au Venezuela et ailleurs dans les coins les plus reculés du monde. Mais, avec le début du siècle dernier, fut interdite, ne fût-ce que théoriquement, la résolution des conflits internationaux par le recours à la force. À cette époque, on a pu croire que la «volonté de construire une communauté internationale impliquait que les relations entre États soient pacifiées». Mais les deux Guerres mondiales et les autres conflits qui les ont suivies nous ont toujours rappelé à la réalité des choses. La force reste l’ultima ratio, dernier argument décisif des gouvernants.
Rien qu’à voir comment les nations européennes se sont lancées dans la course au réarmement depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, nous conforte dans l’idée que tout n’est pas soft power dans les relations entre pays aux intérêts divergents!
Les Houthis et la guerre asymétrique
Mais qui sont ces Houthis qui veulent imposer leurs propres règles d’engagement aux puissances navales de l’Occident? Leur porte-parole et négociateur en chef Mohammad Abdul Salam vient de déclarer à Reuters que sa milice n’entend pas s’en prendre à l’Arabie saoudite et qu’elle ne cible que les navires à destination d’Israël et la flottille américano-britannique, qui a bombardé le territoire national (2). En revanche, ces rebelles yéménites promettent aux navires russes ou chinois un «passage sécurisé» sur les voies stratégiques (3). C’est que, dans cette guerre qui a beau être asymétrique, les Houthis n’en restent pas moins zaydites de confession. Cette branche du chiisme, dont une des règles théologiques est de «commander le convenable et d’interdire le blâmable», appelle ses adeptes à ne pas se croiser les bras devant l’iniquité et à abattre tout dirigeant «injuste». D’ailleurs, leurs imams, descendants du Prophète, n’avaient de légitimité que s’ils entraient en rébellion contre les oppresseurs.
Cela dit, on pouvait difficilement rassembler de tels protagonistes pour jouer autant de rôles taillés sur mesure dans un tel conflit inégal, en un point géographique aussi délicat que l’entrée de la mer Rouge. Comparée à la puissance des Anglo-Américains et aux moyens qu’ils mettent en œuvre, la milice houthie, même forte de cent mille combattants(?), est insignifiante. Et, tenez-vous bien, ce qui va se dérouler sous nos yeux sera retenu comme le cas-type d’un engagement militaire entre marine de guerre et guérilleros de montagne, en d’autres termes celui d’un affrontement entre mer et terre ferme, entre haute technicité et système «D», entre professionnalisme et fanatisme et entre intrus et indigènes.

Un cas d’école à moins que les flottes mobilisées n’en viennent à se retirer pudiquement comme le USS New Jersey des côtes libanaises en 1984.  Ou, à la hâte, comme les troupes américaines se sont désengagées du Vietnam en 1975 ou d’Afghanistan en 2021. Sans demander leur reste!
C’est pour vous dire que l’Occident n’intimide plus!
Youssef Mouawad
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1.Alexandre Devecchio, «Emmanuel Todd: Nous assistons à la chute finale de l’Occident», Le Figaro, 12 janvier 2024.
2.«Houthis say they won’t seek to expand Red Sea attacks, Blockade of Israel to continue», Haaretz, 19 janvier 2024
3.«Mer Rouge: les Houthis assurent un passage sécurisé aux navires russes et chinois», Ici Beyrouth, 19 janvier 2024.
 
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