La jalousie (1) - Une scène de jalousie
La littérature est riche en écrivains qui parviennent à saisir et à mettre en mots avec une grande finesse les méandres et les abîmes affectifs dans lesquels plongent les humains. Mme de Lafayette nous en fournit une démonstration patente dans La princesse de Clèves. Elle nous y présente un aperçu représentatif des tourments endurés par le jaloux et que nous développerons par la suite.

Le Prince de Clèves suspecte sa femme d’être amoureuse du duc de Nemours. Sa jalousie déclenche ruminations, soupçons, méfiance et récriminations. La grande souffrance qui le trouble lui fait perdre la raison. Dans le texte suivant, la Princesse subit un tir nourri d’interrogations – qui sont autant de supplications – dévoilant la torture que son conjoint endure, ainsi que l’ébranlement affectif dont il est la proie.


« Il alla d’abord dans la chambre de sa femme; et, après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il ne put s’empêcher de lui demander ce qu’elle avait fait et qui elle avait vu; elle lui en rendit compte. Comme il vit qu’elle ne lui nommait point M. de Nemours, il lui demanda en tremblant si c’était tout ce qu’elle avait vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince, et de n’avoir pas la douleur qu’elle lui en fît une finesse. Comme elle ne l’avait point vu, elle ne le lui nomma point; et M. de Clèves, prenant la parole avec un ton qui marquait son affliction: – Et M. de Nemours, lui dit-il, ne l’avez-vous point vu? ou l’avez-vous oublié? – Je ne l’ai point vu en effet, répondit-elle; je me trouvais mal, et j’ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses. Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui, reprit M. de Clèves, puisque vous avez vu tout le monde; pourquoi des distinctions pour M. de Nemours? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue? Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez? Pourquoi lui faites-vous connaître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui? Oseriez-vous refuser de le voir si vous ne saviez bien qu’il distingue vos rigueurs de l’incivilité? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui? D’une personne comme vous, madame, tout est des faveurs, hors l’indifférence. – Je ne croyais pas, reprit Mme de Clèves, quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours, que vous pussiez me faire des reproches de ne l’avoir pas vu. – Je vous en fais pourtant, madame, répliqua-t-il, et ils sont bien fondés: pourquoi ne le pas voir, s’il ne vous a rien dit? Mais madame, il vous a parlé: si son silence seul vous avait témoigné sa passion, elle n’aurait pas fait en vous une si grande impression, vous n’avez pu me dire la vérité tout entière, et vous m’en avez caché la plus grande partie; vous vous êtes repentie même du peu que vous m’avez avoué, et vous n’avez pas eu la force de continuer. Je suis plus malheureux que je ne l’ai cru, et je suis le plus malheureux de tous les hommes. […]. Vous vous êtes trompée, vous avez attendu de moi des choses aussi impossibles que celles que j’attendais de vous. Comment pouviez-vous espérer que je conservasse de la raison? Vous aviez donc oublié que je vous aimais éperdument et que j’étais votre mari? L’un des deux peut porter aux extrémités; que ne peuvent point les deux ensemble? Eh! que ne font-ils point aussi! continua-t-il. Je n’ai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de vous; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais; je vous offense, je vous demande pardon; j’ai honte de vous admirer. Enfin il n’y a plus en moi ni de calme ni de raison.»

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