Générique libanais: le revers de la médaille (2/2)
L’effondrement progressif du système pharmaceutique au Liban menace la santé publique. Un recours de plus en plus important aux médicaments génériques libanais et un renoncement progressif, bien qu’implicite, aux médicaments princeps menacent l’identité médicale du pays du Cèdre.

Empêtré dans des crises protéiformes accablantes, le Liban s’enlise, jour après jour, dans un marasme sociopolitique et économique sempiternel. Toutes les nécessités impérieuses pour une vie digne se heurtent désormais aux incontournables barrières budgétaires. Le secteur pharmaceutique, à l’instar de tous les autres secteurs économiques, ne fait pas exception. Des médicaments pour les maladies chroniques aux traitements oncologiques en passant par les produits anesthésiants, les substances morphiniques, les insulines et leurs analogues, les vaccins et les collyres ophtalmiques, le perpétuel cycle des pénuries médicamenteuses ne connaît plus de limites. De plus, les levées successives et graduelles des subventions, sans la mise en place d’un plan de protection sociale, indispensable pour garantir un accès continu aux médicaments essentiels, et ainsi la flambée exponentielle du prix de la grande majorité de ces derniers, ont porté une grave atteinte au droit du patient à la santé et, dans certains cas même, au droit de mourir dans la dignité.

Secteur pharmaceutique en ruine


Face à cette ignominie sans nom, le renforcement de la production pharmaceutique locale, par le biais de la levée totale des subventions sur les médicaments importés ayant un générique libanais et la subvention des matières premières nécessaires pour la fabrication de ces génériques, s’est avéré être la dernière bouée de sauvetage pour le secteur pharmaceutique libanais en ruine. Une telle approche pose, toutefois, plusieurs problèmes, d’une part d’ordre scientifique et technique, et d’autre part d’ordre réglementaire. Cela pourrait avoir de graves conséquences en termes de santé publique et pourrait aussi mettre en jeu l’«identité médicale» du Liban, autrefois le fleuron de la médecine au Moyen-Orient.

Georges Labaki, docteur en pharmacie et président-directeur général de Phoenix Clinical Research, une société de recherche contractuelle, rappelle que «le Liban a toujours été un carrefour pharmaceutique intéressant où l’on trouve aussi bien les médicaments européens que les médicaments américains, ce qui est rare en Europe et aux États-Unis». Cette particularité aurait, selon lui, assuré, tout au long des dernières décennies, une diversité «intéressante» des choix thérapeutiques et donc des soins médicaux dont la réputation dépasse les frontières du pays. «La régression de la qualité de ces soins, due au manque d’un grand nombre de médicaments, est vraiment regrettable», s’insurge-t-il.


Médecine archaïque


Le recours, de plus en plus croissant, aux médicaments génériques fabriqués au Liban permettrait certes de remédier, ne serait-ce que partiellement, à «l’imprudence du gouvernement dans la réforme des subventions» qui aurait entraver l’accès d’une grande tranche de patients aux médicaments essentiels, ce qui constitue «un acte d’une profonde inconscience», pour reprendre les mots d’Amnesty International.

Cette initiative bien intentionnée revêt toutefois un aspect négatif: un système de santé qui dépend principalement des génériques locaux, dont le prix est largement inférieur à celui des princeps (médicament de référence), conduira progressivement au retrait des firmes pharmaceutiques multinationales du Liban. Le Dr Labaki craint ainsi que la crise économique, financière et sociopolitique entraîne «la disparition du Liban de la carte pharmaceutique internationale, qui risquera de ce fait de ne plus participer dans l’établissement des lignes directrices médicales internationales, et de ne plus pouvoir se procurer les toutes nouvelles molécules thérapeutiques». «La médecine au Liban risque de redevenir archaïque», prévient-il.


Pour Fady Nasr, médecin expert en hémato-oncologie, il est primordial de préserver le contact du pays du Cèdre avec les firmes pharmaceutiques multinationales, surtout dans le domaine de l’oncologie, étant donné que celui ci est en perpétuelle évolution et tout nouveau médicament constituerait «une lueur d’espoir de guérison» pour les patients cancéreux. «Tout cela commence par la mise en place de la carte médicale (que l’ordre des pharmaciens du Liban avait proposé depuis quelques mois) afin d’assurer une traçabilité et un suivi rigoureux des nouveaux médicaments qui devraient naturellement être subventionnés», estime le Dr Nasr.

Bioéquivalence et fraude


Pour être commercialisé, tout médicament dit générique doit impérativement répondre à trois critères fondamentaux: avoir la même composition qualitative et quantitative en principes actifs que le princeps; avoir la même forme pharmaceutique (comprimé, gélule, solution injectable, sirop, etc.) que le princeps; et avoir démontré sa bioéquivalence avec le princeps par des études de biodisponibilité. Ce dernier critère pose toutefois un sérieux problème au Liban du fait de l'absence d’un laboratoire national de bioéquivalence qui serait responsable d’effectuer les tests d’homologation des génériques. La bioéquivalence signifie qu’un générique possède une biodisponibilité équivalente à celle du princeps, c’est-à-dire qu’il libère la même quantité de principe actif dans la circulation sanguine à une vitesse similaire que le médicament original.

Selon une source proche du dossier, aucun test de bioéquivalence n’est effectué sur les génériques libanais, voire même sur certains génériques importés, le ministère de la Santé étant complètement «passif» vis à vis à ce sujet. «Un test de bioéquivalence coûte dans les 50.000 dollars. Les firmes pharmaceutiques libanaises ne testent pas leurs génériques. Elles achètent des modules, c’est-à-dire des dossiers de bioéquivalence d’autres génériques contenant le même principe actif et se contentent de changer le nom. Ce dossier falsifié est par la suite présenté au ministère», déplore un ancien responsable haut placé, ayant requis l’anonymat.

Selon une autre source, un médicament européen, fabriqué sous licence au Liban, aurait, selon les données de la firme d’origine, échoué à répondre aux critères de fabrication européenne alors que le dossier fourni par la firme libanaise indiquait clairement que son produit est identique à son homologue européen. Face à ces témoignages alarmants, une transparence absolue est requise de la part du ministère de la Santé afin de trancher dans le vif et endiguer ces comportements frauduleux qui mettent la santé des patients en jeu.

Pharmacovigilance absente


Après l’autorisation de mise sur le marché, commence la phase 4 d’étude des médicaments: la pharmacovigilance. Elle est définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme la science et les activités relatives à la détection, à l’évaluation, à la compréhension et à la prévention des effets secondaires, et plus particulièrement les effets indésirables, liés aux médicaments. «Cette science est presque absente au Liban», déplore le Dr Labaki. Il donne l’exemple d’un nouveau générique libanais de la levothyroxine microdosée, utilisée dans le traitement de l’hypothyroïdisme, qui a causé récemment des effets secondaires chez des patients. «Ce médicament est dosé au microgramme, explique-t-il. Ainsi, toute fluctuation dans sa fabrication pourrait causer des dérèglements potentiellement graves. Comme la pharmacovigilance n’est pas assez développée au Liban, les effets secondaires dus à ce médicament sont passés inaperçus. Ce n’est que de bouche à oreille que le problème a été détecté, ce qui a permis de retirer le médicament du marché.»

Objectif ambitieux mais…


Vouloir se libérer de la «dominance des produits importés» et «monter en puissance» avec les pharmaceutiques locaux, pour reprendre les mots de Laure Stephan dans son article publié dans Le Monde, est un objectif ambitieux voire fructueux, à condition de disposer des ressources humaines, mais surtout des moyens techniques adéquats. En effet, la fabrication de solutions injectables et de collyre ophtalmiques requiert la présence de zones d’atmosphère contrôlée (ZAC) particulière, afin d’assurer la stérilité des médicaments en question. La fabrication des vaccins préventifs et curatifs nécessite des installations de production de haut niveau conformes aux normes de biosécurité. De même, la fabrication et le stockage des produits anti-cancéreux, des produits cytotoxiques, des insulines et des autres biomolécules, nécessitent des installations particulières. Le Liban ne dispose malheureusement pas de ces infrastructures indispensables à ce genre de production pharmaceutique. Pourtant, les subventions ont été levées pour la majorité de ces médicaments. Le patient se retrouve donc face à une impasse, ne pouvant ni acheter le princeps qui désormais n’est plus subventionné et ne trouvant aucun générique local qui pourrait remplacer ce dernier.

Dans un contexte de crise économique et financière, les industries pharmaceutiques locales, qui boitaient tout au long des derniers mois, ne pouvant fournir qu’un nombre limité de médicaments aux pharmacies, pourraient-elles élargir l’éventail de leur production? L’augmentation du prix des carburants ne constitue-t-elle pas d’emblée une menace d’une hausse significative du prix des génériques libanais qui risquent eux-mêmes de devenir inaccessibles? Les matières premières destinées à la fabrication des génériques libanais étant subventionnées, qui contrôlera les exportations de ces médicaments, notamment à certains pays arabes comme l’Irak, sachant que les industries pharmaceutiques locales opteront naturellement, comme elles l’ont déjà fait antérieurement, à cette option qui leur assure des revenus en devises étrangères? Autant de questions qui demeurent sans réponse. Les industries pharmaceutiques libanaises quoi qu'il en soit, ne sont, et ne seraient pas dans un futur proche, capables de couvrir l’intégralité de la demande du marché libanais, comme le prônaient récemment certaines parties.
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