Adonis et la résurrection, la nôtre
©Crédit photo :Nada Raphaël
Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots récupérer notre territoire.

Dans cette rubrique où l’aspect fabuleux de notre pays est sans cesse mis en avant pour que cela devienne une évidence, pour que la médiocrité ambiante comprenne qu’elle n’y pourra rien, pour que l’on n’oublie jamais le véritable sens de cette terre que l’on foule et que l’on bouscule, une brusque envie de raconter Adonis. Est-ce la sublime floraison exceptionnelle de ce printemps 2022? Est-ce la nature qui en définitive s’en fiche de la vanité des hommes, certaine au final de sa suprématie? Comment finir ce mois de mai sans parler de toutes ces couleurs sur nos flancs, nos montagnes, nos vallées? Alors Adonis bien sûr, bien plus qu’une légende, un mythe. Si la légende se place dans le temps des hommes, le mythe, lui, reste accroché dans une atemporalité qui survivra à tous nos mandats.

Alors Adonis… le seigneur, dieu de la végétation, dieu de la vie, dieu qui renaît, dieu qui fait renaître…L’histoire est belle et douloureuse, mais elle est surtout puissante comme toutes les histoires d’amour et de mort. Elle est aussi pleine d’espoir comme toutes les histoires nées sur cette terre. Les vallons qui serpentent, la grotte qui se charge du mystère et la source qui jaillit à Afqa racontent qu’un roi tout puissant d’ici, nommé Théias avait une fille Myrrha d’une beauté telle qu’elle menaça la toute puissante Astarté ou Ashtarout, déesse de l’amour et de la fertilité. Jalouse, cette dernière lui jeta un sort pour la précipiter dans les bras de son père avec qui elle conçut un enfant. Apprenant la nouvelle et remis de l’enchantement, le roi incestueux voulut tuer sa propre fille, mais Astarté, dévorée de remords, la changea pour la sauver en arbre qui fut connu plus tard sous le nom de myrrhe. L’enfant se développa dans le tronc et fut délivré par Astarté elle-même qui, pour le protéger du courroux de son père, le mit dans un grand coffre qu’elle confia à Perséphone, déesse des enfers.

Cette dernière subjuguée par la délicieuse odeur que dégageait le coffre en bois l’ouvrit et, devant la beauté du petit Adonis, décida de l’élever. Plus tard, elle en fit son amant et les deux amoureux coulèrent des jours heureux jusqu’au jour où Astarté eut vent de l’incroyable prestance du jeune homme. Elle décida de le reprendre auprès d’elle, mais Perséphone, follement éprise, refusa de le laisser partir. Alors les deux déesses firent appel au maître de l’Olympe, Zeus, pour arbitrer leur querelle. Mais le dieu des dieux dans sa grande sagesse préféra confier l’affaire à la muse Calliope qui coupa la poire en trois et demanda à Adonis de consacrer un tiers de son temps à Perséphone, l’autre à Astarté et de pouvoir disposer du temps qui lui restait à sa guise. Astarté, aguerrie aux jeux de l’amour déploya tout son pouvoir pour séduire le jeune homme et bientôt il lui consacra son temps libre. Perséphone furieuse alla tout raconter à Arès, l’amant d’Astarté. Pour se venger, ce dernier se transforma en sanglier et, au cours d’une partie de chasse, blessa mortellement Adonis, non loin de Byblos, dans le lieu connu alors sous le nom de Aphaca, source en syriaque. Aphrodite, affligée, se lança à sa recherche et des larmes de la déesse naquirent les anémones. Le sang de son amant colora les rives du fleuve qui coulait insouciant à leurs pieds un matin de printemps sur la terre libanaise.


Et là nous aurons deux versions de la suite de l’histoire. La première nous dira que Zeus, pour consoler Astarté, lui promit que chaque année les eaux de ce qui fut par la suite appelé le fleuve d’Adonis se teindrait de rouge pour que jamais personne n’oublie la douleur de l’amour. La deuxième, nettement plus romantique, nous chuchotera que Zeus, ému de la détresse d’Astarté, ramènera à la vie le jeune Adonis, mais juste pour quelques mois chaque année. D’où le printemps et le renouveau, d’où le foisonnement de couleur et de vie, d’où la puissance de l’amour éternel, d’où aussi le miracle de la résurrection et de l’éternel recommencement.

C’est donc dans un mélange de douleur et de joie que seront fêtées du temps de la Phénicie et bien après malgré certaines interdictions religieuses, les adonies. Ces cérémonies qui se déroulaient au printemps à Afqa, à Byblos et ailleurs et qui duraient parfois plus d’une semaine mettaient en scène, dans des temples qui portaient le nom d’Astarté et d’Adonis, ou juste sur les rives du fleuve, des femmes surtout mais aussi des hommes qui célébraient la précarité de la vie, le cycle douloureux des saisons, de l’amour mais aussi de l’existence, en même temps que le renouvellement inconditionnel de la nature chaque année. La mort et la vie étroitement mêlées, indissociables, sublimées par l’amour et par toutes les forces d’une nature indestructible. Voilà pour le mythe.

Cela parle à tous les peuples de la terre et aujourd’hui tellement à nous, qui voulons tant sentir la vivacité de la source jaillissante pour apaiser notre soif de paix. Aujourd’hui, il reste le fleuve d’Adonis, rebaptisé Nahr Ibrahim, qui charrie des eaux parfois rouges, les ruines du temple d’Afqa et un figuier sur lesquelles s’accrochent parfois encore des rubans, des offrandes et des espoirs, la vallée d’Adonis aux multiples vestiges de ces lieux de cérémonies, la grotte d’où jaillit la source encore vive et que Ernest Renan avait qualifiée comme «l’un des sites les plus beaux du monde», et qui avait été célébrée par Charles Corm: «Source, petite source, il faudrait être un dieu pour rejoindre ta course et te comprendre un peu.» Il reste aussi un bas-relief sur les lieux de la mort du jeune dieu à Ghiné et sur lequel sont gravées les scènes du combat. Il reste aussi les anémones couleur sang fidèles au rendez-vous annuel, le miracle de l’eau qui jaillit chaque printemps, l’envie de raconter cette histoire parce qu’elle nous appartient et aussi le besoin de se dire que de nos larmes naitront des fleurs.
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