Dans les plaines de la Békaa, non loin de Zahlé, l’association Buzuruna Juzuruna (Nos graines sont nos racines) pratique une agriculture naturelle sans aucun pesticide. L’objectif: montrer que produire traditionnellement est encore possible au pays du Cèdre.
Il est 9 heures et le four tannour crépite depuis un moment déjà. À l’intérieur cuit un pain que Foda, Aziza et Faten pétrissent juste à côté. «Aujourd’hui, nous nous servons d’un mélange de farine de blés tendres issus du bassin méditerranéen», indique l’une d’entre elles.
À quelques mètres des plants de semences utilisés pour la confection du pain, ces volontaires de Buzuruna Juzuruna, une association libanaise basée à Saadnayel dans la Békaa, produisent plusieurs dizaines de kilos de galettes deux à trois fois par semaine.
«Nous livrons le pain au camp de réfugiés syriens de Zahlé. Il permet de nourrir 20 à 25 familles», indique Walid Youssef, mari de Foda et membre fondateur de Buzuruna Juzuruna. Fondée en 2016 et enregistrée depuis 2018, l’association prône une agriculture traditionnelle basée sur l’utilisation et la production de produits entièrement naturels.
«Le blé que nous utilisons est cultivé sur nos terres. Nous possédons une cinquantaine de variétés, qui proviennent toutes de la région», ajoute Walid Youssef. Buzuruna Juzuruna est installée sur un terrain de 2 hectares où elle conserve et cultive un grand nombre de semences, élève des animaux et produit aliments, engrais, composts, ou encore intrants naturels et eaux florales. Elle loue également des espaces supplémentaires pour ses cultures, comme une dizaine d’hectares en 2021.
Conserver et multiplier
Pour atteindre l’autosuffisance (et montrer que c’est possible), l’association s’est dotée de panneaux solaires qui font fonctionner une partie de ses équipements électriques. Elle multiplie également les variétés cultivées, jusqu’à 150 sur 2 hectares, alors qu’elles ne sont généralement qu’une ou deux sur les surfaces en agriculture conventionnelle. Modèle de production agricole le plus répandu au Liban et sur la planète, cette dernière vise l’efficacité et la rentabilité économique grâce à des plantations intensives de monoculture et l’utilisation de produits chimiques.
Les objectifs de Buzuruna Juzuruna ne sont pas mercantiles. Son travail sur les semences consiste à les stocker, les adapter et les multiplier pour les rendre accessibles aux communautés paysannes. «Nous considérons les graines comme un bien commun qui ne devrait pas être la propriété de compagnies privées», explique Lucas Wintrebert, membre de Buzuruna Juzuruna.
Depuis 2017, le collectif récupère des variétés indigènes de la région méditerranéenne auprès d’agriculteurs. Les semences sont cultivées afin de multiplier leur nombre et d’observer leur comportement et leur résistance au climat. Les fruits, légumes, herbes et graines obtenues sont alors donnés ou vendus à prix coûtant. «Au Liban, 95% des intrants sont importés. En produisant nos graines, fertilisants et pesticides naturels, nous voulons montrer qu’il existe des alternatives locales pas chères et bonnes pour l’environnement», ajoute Lucas Wintrebert.
240 variétés de semences conservées
Une partie des semences récupérées auprès des agriculteurs et cultivées sont ensuite stockées dans la «maison de la semence», un local aux murs en terre cuite de 40 centimètres d’épaisseur permettant une conservation au frais. De quoi assurer la survie et la multiplication d’espèces parfois rares et auparavant en voie d’extinction.
«Prenons l’exemple des tomates, explique Lucas Wintrebert. Avec un gramme, soit 300 graines, on obtient 300 pieds. On a en moyenne 5 kilos de tomates par pied. Donc, un gramme de graines va donner 1,5 tonne de tomates. Pour chaque variété, nous conservons environ 1 kilo de graines. Nous possédons 40 variétés. Nous avons également 240 types de légumes, fruits et autres plantes. Cela représente des quantités énormes. Nous aurions de quoi ensemencer tout le Liban.»
En plus de produire, Buzuruna Juzuruna, soutenu financièrement pour certains projets par des groupes et associations français et allemands, expérimente: quel blé est le mieux adapté pour le pain ou le boulgour, quel légume résiste le plus à tel ou tel climat, comment fabriquer un pesticide naturel ou encore comment diversifier le plus efficacement sa parcelle. Toutes les expériences et techniques sont consignées dans un manuel baptisé Vers l’autonomie paysanne. Ce document est utilisé par l’association pour la dispense de formations, allant d’une demi-journée à 30 jours consécutifs, en agrologie et agro-écologie.
Promouvoir une alternative au modèle conventionnel
«Nous voulons faire comprendre aux gens que la paysannerie, c’est un tout. Comment on plante, on transforme, comment on travaille avec les animaux… Tout cela aide à atteindre l’autonomie paysanne. Le modèle conventionnel est commercial et permet de faire des profits. Mais avec la crise que subit le pays, il ne suffit plus de vivre et d'être souverain sur son alimentation et sa production», estime Lucas Wintrebert.
Engagés, mais pas encartés. L’association, qui revendique une totale horizontalité entre sa vingtaine de membres dans les prises de décisions, se dit éloignée de tout parti et confession religieuse. Elle conçoit cependant une certaine proximité avec les mouvements issus de la «thaoura», qu’elle a commencé à côtoyer à partir de fin 2019. «Notre travail est politique: on parle de souveraineté alimentaire, de la capacité des paysans à devenir indépendants d’un État très libéral et de sociétés capitalistes. Donc, nous sommes forcément engagés», précise Lucas Wintrebert.
Engagés au point de bouder la certification «biologique» décernée au Liban, qu’ils considèrent comme un «label commercial achetable auprès d’entreprises». «Nous faisons même plus bio que le bio européen, qui autorise les solutions à base de cuivre et de soufre dans les intrants. Nous préférons tout faire avec des produits naturels», insiste le responsable.
Un changement progressif des mentalités
Le pari semble fonctionner. Entre mai 2019 et mai 2021, Buzuruna Juzuruna a multiplié par six le nombre de graines qu’elle vend ou distribue. Une augmentation liée à la crise, mais également à l’amélioration des moyens de production et à la célébrité grandissante de l’association. «De plus en plus de gens viennent nous voir, non pas parce qu’ils sont convaincus que le bio c’est bien, mais parce que ça leur coûte moins cher. C’est déjà une bonne chose. Le contexte actuel représente une opportunité pour l’agro-écologie. Nous avons l’occasion de convaincre des gens qu’à la place de pesticides et fertilisants chimiques, il est possible de tout faire avec des produits et des déchets locaux», estime Lucas Wintrebert.
Ce changement de mentalité dans la production agricole pourrait être bénéfique au Liban, qui subit de plein fouet la crise du blé provoquée par la guerre en Ukraine. Pour Buzuruna Juzuruna, des solutions locales existent, encore faut-il qu’elles soient poussées par des politiques nationales. En Tunisie par exemple, le gouvernement «parraine» certains paysans en leur donnant 100 kilos de blé qu’ils doivent rendre après les récoltes. Le reste de la production qui en est issue leur revient.
Cette technique serait parfaitement adaptable au Liban, mais il s’agit d’une solution à moyen et long terme. Si du blé est semé maintenant, il sera récolté dans un an. Le pays du Cèdre risque sinon une pénurie l’hiver prochain…
«Le problème au Liban, et quasiment partout dans le monde, c’est notre dépendance aux blés modernes, modifiés pour mieux résister aux pétrins industriels. Si on revenait à une production plus locale, on pourrait utiliser des variétés bien meilleures pour l’homme, voire d’autres céréales, comme l’orge ou le seigle. Il faut repenser la manière dont on produit et consomme, et arrêter de vouloir retrouver toute l’année le même pain élastique et la même tomate rouge fluo», conclut Lucas Wintrebert.
Il est 9 heures et le four tannour crépite depuis un moment déjà. À l’intérieur cuit un pain que Foda, Aziza et Faten pétrissent juste à côté. «Aujourd’hui, nous nous servons d’un mélange de farine de blés tendres issus du bassin méditerranéen», indique l’une d’entre elles.
À quelques mètres des plants de semences utilisés pour la confection du pain, ces volontaires de Buzuruna Juzuruna, une association libanaise basée à Saadnayel dans la Békaa, produisent plusieurs dizaines de kilos de galettes deux à trois fois par semaine.
«Nous livrons le pain au camp de réfugiés syriens de Zahlé. Il permet de nourrir 20 à 25 familles», indique Walid Youssef, mari de Foda et membre fondateur de Buzuruna Juzuruna. Fondée en 2016 et enregistrée depuis 2018, l’association prône une agriculture traditionnelle basée sur l’utilisation et la production de produits entièrement naturels.
«Le blé que nous utilisons est cultivé sur nos terres. Nous possédons une cinquantaine de variétés, qui proviennent toutes de la région», ajoute Walid Youssef. Buzuruna Juzuruna est installée sur un terrain de 2 hectares où elle conserve et cultive un grand nombre de semences, élève des animaux et produit aliments, engrais, composts, ou encore intrants naturels et eaux florales. Elle loue également des espaces supplémentaires pour ses cultures, comme une dizaine d’hectares en 2021.
Conserver et multiplier
Pour atteindre l’autosuffisance (et montrer que c’est possible), l’association s’est dotée de panneaux solaires qui font fonctionner une partie de ses équipements électriques. Elle multiplie également les variétés cultivées, jusqu’à 150 sur 2 hectares, alors qu’elles ne sont généralement qu’une ou deux sur les surfaces en agriculture conventionnelle. Modèle de production agricole le plus répandu au Liban et sur la planète, cette dernière vise l’efficacité et la rentabilité économique grâce à des plantations intensives de monoculture et l’utilisation de produits chimiques.
Les objectifs de Buzuruna Juzuruna ne sont pas mercantiles. Son travail sur les semences consiste à les stocker, les adapter et les multiplier pour les rendre accessibles aux communautés paysannes. «Nous considérons les graines comme un bien commun qui ne devrait pas être la propriété de compagnies privées», explique Lucas Wintrebert, membre de Buzuruna Juzuruna.
Depuis 2017, le collectif récupère des variétés indigènes de la région méditerranéenne auprès d’agriculteurs. Les semences sont cultivées afin de multiplier leur nombre et d’observer leur comportement et leur résistance au climat. Les fruits, légumes, herbes et graines obtenues sont alors donnés ou vendus à prix coûtant. «Au Liban, 95% des intrants sont importés. En produisant nos graines, fertilisants et pesticides naturels, nous voulons montrer qu’il existe des alternatives locales pas chères et bonnes pour l’environnement», ajoute Lucas Wintrebert.
240 variétés de semences conservées
Une partie des semences récupérées auprès des agriculteurs et cultivées sont ensuite stockées dans la «maison de la semence», un local aux murs en terre cuite de 40 centimètres d’épaisseur permettant une conservation au frais. De quoi assurer la survie et la multiplication d’espèces parfois rares et auparavant en voie d’extinction.
«Prenons l’exemple des tomates, explique Lucas Wintrebert. Avec un gramme, soit 300 graines, on obtient 300 pieds. On a en moyenne 5 kilos de tomates par pied. Donc, un gramme de graines va donner 1,5 tonne de tomates. Pour chaque variété, nous conservons environ 1 kilo de graines. Nous possédons 40 variétés. Nous avons également 240 types de légumes, fruits et autres plantes. Cela représente des quantités énormes. Nous aurions de quoi ensemencer tout le Liban.»
En plus de produire, Buzuruna Juzuruna, soutenu financièrement pour certains projets par des groupes et associations français et allemands, expérimente: quel blé est le mieux adapté pour le pain ou le boulgour, quel légume résiste le plus à tel ou tel climat, comment fabriquer un pesticide naturel ou encore comment diversifier le plus efficacement sa parcelle. Toutes les expériences et techniques sont consignées dans un manuel baptisé Vers l’autonomie paysanne. Ce document est utilisé par l’association pour la dispense de formations, allant d’une demi-journée à 30 jours consécutifs, en agrologie et agro-écologie.
Promouvoir une alternative au modèle conventionnel
«Nous voulons faire comprendre aux gens que la paysannerie, c’est un tout. Comment on plante, on transforme, comment on travaille avec les animaux… Tout cela aide à atteindre l’autonomie paysanne. Le modèle conventionnel est commercial et permet de faire des profits. Mais avec la crise que subit le pays, il ne suffit plus de vivre et d'être souverain sur son alimentation et sa production», estime Lucas Wintrebert.
Engagés, mais pas encartés. L’association, qui revendique une totale horizontalité entre sa vingtaine de membres dans les prises de décisions, se dit éloignée de tout parti et confession religieuse. Elle conçoit cependant une certaine proximité avec les mouvements issus de la «thaoura», qu’elle a commencé à côtoyer à partir de fin 2019. «Notre travail est politique: on parle de souveraineté alimentaire, de la capacité des paysans à devenir indépendants d’un État très libéral et de sociétés capitalistes. Donc, nous sommes forcément engagés», précise Lucas Wintrebert.
Engagés au point de bouder la certification «biologique» décernée au Liban, qu’ils considèrent comme un «label commercial achetable auprès d’entreprises». «Nous faisons même plus bio que le bio européen, qui autorise les solutions à base de cuivre et de soufre dans les intrants. Nous préférons tout faire avec des produits naturels», insiste le responsable.
Un changement progressif des mentalités
Le pari semble fonctionner. Entre mai 2019 et mai 2021, Buzuruna Juzuruna a multiplié par six le nombre de graines qu’elle vend ou distribue. Une augmentation liée à la crise, mais également à l’amélioration des moyens de production et à la célébrité grandissante de l’association. «De plus en plus de gens viennent nous voir, non pas parce qu’ils sont convaincus que le bio c’est bien, mais parce que ça leur coûte moins cher. C’est déjà une bonne chose. Le contexte actuel représente une opportunité pour l’agro-écologie. Nous avons l’occasion de convaincre des gens qu’à la place de pesticides et fertilisants chimiques, il est possible de tout faire avec des produits et des déchets locaux», estime Lucas Wintrebert.
Ce changement de mentalité dans la production agricole pourrait être bénéfique au Liban, qui subit de plein fouet la crise du blé provoquée par la guerre en Ukraine. Pour Buzuruna Juzuruna, des solutions locales existent, encore faut-il qu’elles soient poussées par des politiques nationales. En Tunisie par exemple, le gouvernement «parraine» certains paysans en leur donnant 100 kilos de blé qu’ils doivent rendre après les récoltes. Le reste de la production qui en est issue leur revient.
Cette technique serait parfaitement adaptable au Liban, mais il s’agit d’une solution à moyen et long terme. Si du blé est semé maintenant, il sera récolté dans un an. Le pays du Cèdre risque sinon une pénurie l’hiver prochain…
«Le problème au Liban, et quasiment partout dans le monde, c’est notre dépendance aux blés modernes, modifiés pour mieux résister aux pétrins industriels. Si on revenait à une production plus locale, on pourrait utiliser des variétés bien meilleures pour l’homme, voire d’autres céréales, comme l’orge ou le seigle. Il faut repenser la manière dont on produit et consomme, et arrêter de vouloir retrouver toute l’année le même pain élastique et la même tomate rouge fluo», conclut Lucas Wintrebert.
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