Juin 2021, je marche. Je marche dans Beyrouth. Ça fait si longtemps. Ça fait mal.
La dernière fois, c’était au début de la révolution. En dix-huit mois, Beyrouth ne se ressemble plus.
Beyrouth est devenue laide. Triste.
Magasins fermés. Maisons éventrées. Immeubles abandonnés. Rues sales. Feux de signalisation éteints. Routes défoncées. Voitures aux vitres scotchées.
Beyrouth se lamente. Beyrouth souffre. Le Liban tout entier souffre. Il souffre d’une maladie qui n’est pas incurable. Il faudrait l’amputer. Mais le malade s’accroche à ses membres putréfiés.
Je marche. Je marche dans Beyrouth depuis une semaine.
Je dispense des soins dérisoires, inutiles sur le long terme. Mais comme je ne peux rien faire de plus, je marche et je distribue des médicaments, du lait et des mots de réconfort.
Je dis que ça ne peut pas aller plus mal, que ça va s’arranger, et on fait semblant de me croire. On me sourit, mais ça fait comme des grimaces, douloureuses ou désespérées.
Je marche. Je marche de plus en plus vite, car le temps presse. Je marche trop vite. Il fait trop chaud et je suis trop triste. Alors je tombe.
Je tombe et dans ma chute c’est comme si «mon» Liban tombait avec moi.
La douleur des ligaments déchirés me cloue au sol derrière une voiture mal garée. Une voiture qui fait la queue depuis presque deux heures pour vingt litres d’essence.
J’ai envie de hurler. Aucun son. Aucun mot. Juste la colère. La rage. L’envie de tuer. L’envie d’éradiquer cette douleur de mes propres mains. Ma parole, je pourrais tuer ceux qui ont fait du Liban ce qu’il est devenu aujourd’hui.
Je revis, en quelques minutes, mes quinze années libanaises. Les plus belles de ma vie.
Je m’attarde sur les dernières. Celles passées à répertorier, à filmer ce qui restait de la mémoire de Beyrouth. Pressentiment? Les maisons traditionnelles beyrouthines, convoitées par l’avidité et la corruption. Je revis l’histoire dramatique de chaque habitant spolié. L’histoire de la mémoire architecturale volée, puis détruite, et enfin remplacée par des tours de béton et d’acier. Marché lucratif et implacable, qui détruit le lien social, l’histoire et les racines d’un peuple. D’un peuple grand, généreux et résilient. Ô combien généreux. Ô combien résilient. Qu’on ne me parle plus jamais de résilience du peuple libanais.
Trop heureux de sortir de quinze ans de guerre, il a remédié à tous les manquements de la classe dirigeante durant trois décennies. Il a composé avec les seigneurs de guerre qui se sont partagé le pouvoir, et tout le reste. Il a fait preuve d’une résilience qui l’a mené à sa perte. Les rapaces ont dépecé le Liban et ils ne sont pas rassasiés.
La douleur remonte le long de ma jambe. Recroquevillée sur le sol, je la saisis, la plie, la serre contre moi comme un enfant que je voudrais protéger d’un danger imminent. Mais c’est trop tard. La ville a explosé. Beyrouth est à genoux. Le Liban est à genoux. Et moi, je suis à terre, j’enrage de ne pouvoir rien faire de plus pour ceux que j’aime. Je hais ce sentiment d’incapacité. Je hais ce qu’ils ont fait à mon pays de cœur et je crois que je commence à haïr le Liban. Non, je déteste encore plus «haïr le Liban».
Mon mari dit qu’il a fait une croix sur ce pays. Et ses mots résonnent en moi: «Je ne quitte pas le Liban, c’est ce Liban qui ne veut pas de moi». Ce Liban ne veut pas des Libanais qui lui veulent du bien. Ce Liban refuse les soins. Chaque jour, la gangrène gagne du terrain.
Bientôt, le Liban ne sera plus le Liban. Il ne sera plus le pays des Libanais qui ont le cœur rempli de leur pays. Il ne sera le Liban que des Libanais qui ont les poches remplies... de morceaux de lui.
Est-ce que je vais devenir comme ces millions d’expatriés qui ne peuvent plus vivre au Liban et qui le pleurent quand ils sont loin de lui? Et que vont devenir tous ceux qui ne peuvent pas le quitter? Qui ne veulent pas le quitter? Va-t-on leur faire payer encore plus cher le fait de rester? Peut-on leur faire payer encore plus cher? Leur prépare-t-on encore plus d’épreuves et de souffrances? Peut-on faire pire que le priver d’électricité, d’eau, de médicaments, d’essence, de travail, d’argent? Peut-on faire pire qu’exploser sa capitale, l’estropier, le tuer et le priver de justice? Que reste-t-il à lui voler? Sa dignité? Je voudrais que mes bras soient assez grands pour protéger tous ceux que j’aime.
Mais je ne suis rien. Je ne peux rien. Je ne peux pas rester et je ne veux pas repartir. La douleur me laisse sans voix là où, dix-huit mois plus tôt, des manifestants hurlaient pour leurs droits.
Un homme s’approche. Il me sourit. Un vrai sourire, sans grimace. Il ausculte ma cheville avec des gestes sûrs, précis. Il tient le petit magasin du coin dans lequel il n’y a presque plus rien à vendre, du moins à un prix décent. Intérieurement, je me dis qu’il doit être de ces commerçants qui souffrent de voir une mère du quartier reposer les aliments de première nécessité qu’elle ne peut plus acheter, tant les prix ont flambé. Il m’explique qu’il est aussi membre de la Croix-Rouge. Il m’installe sur une chaise, applique de la glace pour soulager ma blessure, me donne de l’eau, des fruits, des biscuits et des mots de réconfort. Il ne ment pas. Il dit que ça n’ira pas plus mal. Que ça va s’arranger. Il refuse mon argent. Voyez la générosité de cet homme qui n’a presque plus rien.
Il refuse une fois de plus mon argent et me demande juste de prendre soin de moi parce qu’un jour quelqu’un aura besoin de moi, comme moi j’ai eu besoin de lui aujourd’hui.
Je crois qu’il a tout compris.
Je suis repartie.
J’attends le jour où je pourrai de nouveau marcher.
Marcher dans Beyrouth.
Sans avoir mal.
Juillet 2022, j’attends toujours...
La dernière fois, c’était au début de la révolution. En dix-huit mois, Beyrouth ne se ressemble plus.
Beyrouth est devenue laide. Triste.
Magasins fermés. Maisons éventrées. Immeubles abandonnés. Rues sales. Feux de signalisation éteints. Routes défoncées. Voitures aux vitres scotchées.
Beyrouth se lamente. Beyrouth souffre. Le Liban tout entier souffre. Il souffre d’une maladie qui n’est pas incurable. Il faudrait l’amputer. Mais le malade s’accroche à ses membres putréfiés.
Je marche. Je marche dans Beyrouth depuis une semaine.
Je dispense des soins dérisoires, inutiles sur le long terme. Mais comme je ne peux rien faire de plus, je marche et je distribue des médicaments, du lait et des mots de réconfort.
Je dis que ça ne peut pas aller plus mal, que ça va s’arranger, et on fait semblant de me croire. On me sourit, mais ça fait comme des grimaces, douloureuses ou désespérées.
Je marche. Je marche de plus en plus vite, car le temps presse. Je marche trop vite. Il fait trop chaud et je suis trop triste. Alors je tombe.
Je tombe et dans ma chute c’est comme si «mon» Liban tombait avec moi.
La douleur des ligaments déchirés me cloue au sol derrière une voiture mal garée. Une voiture qui fait la queue depuis presque deux heures pour vingt litres d’essence.
J’ai envie de hurler. Aucun son. Aucun mot. Juste la colère. La rage. L’envie de tuer. L’envie d’éradiquer cette douleur de mes propres mains. Ma parole, je pourrais tuer ceux qui ont fait du Liban ce qu’il est devenu aujourd’hui.
Je revis, en quelques minutes, mes quinze années libanaises. Les plus belles de ma vie.
Je m’attarde sur les dernières. Celles passées à répertorier, à filmer ce qui restait de la mémoire de Beyrouth. Pressentiment? Les maisons traditionnelles beyrouthines, convoitées par l’avidité et la corruption. Je revis l’histoire dramatique de chaque habitant spolié. L’histoire de la mémoire architecturale volée, puis détruite, et enfin remplacée par des tours de béton et d’acier. Marché lucratif et implacable, qui détruit le lien social, l’histoire et les racines d’un peuple. D’un peuple grand, généreux et résilient. Ô combien généreux. Ô combien résilient. Qu’on ne me parle plus jamais de résilience du peuple libanais.
Trop heureux de sortir de quinze ans de guerre, il a remédié à tous les manquements de la classe dirigeante durant trois décennies. Il a composé avec les seigneurs de guerre qui se sont partagé le pouvoir, et tout le reste. Il a fait preuve d’une résilience qui l’a mené à sa perte. Les rapaces ont dépecé le Liban et ils ne sont pas rassasiés.
La douleur remonte le long de ma jambe. Recroquevillée sur le sol, je la saisis, la plie, la serre contre moi comme un enfant que je voudrais protéger d’un danger imminent. Mais c’est trop tard. La ville a explosé. Beyrouth est à genoux. Le Liban est à genoux. Et moi, je suis à terre, j’enrage de ne pouvoir rien faire de plus pour ceux que j’aime. Je hais ce sentiment d’incapacité. Je hais ce qu’ils ont fait à mon pays de cœur et je crois que je commence à haïr le Liban. Non, je déteste encore plus «haïr le Liban».
Mon mari dit qu’il a fait une croix sur ce pays. Et ses mots résonnent en moi: «Je ne quitte pas le Liban, c’est ce Liban qui ne veut pas de moi». Ce Liban ne veut pas des Libanais qui lui veulent du bien. Ce Liban refuse les soins. Chaque jour, la gangrène gagne du terrain.
Bientôt, le Liban ne sera plus le Liban. Il ne sera plus le pays des Libanais qui ont le cœur rempli de leur pays. Il ne sera le Liban que des Libanais qui ont les poches remplies... de morceaux de lui.
Est-ce que je vais devenir comme ces millions d’expatriés qui ne peuvent plus vivre au Liban et qui le pleurent quand ils sont loin de lui? Et que vont devenir tous ceux qui ne peuvent pas le quitter? Qui ne veulent pas le quitter? Va-t-on leur faire payer encore plus cher le fait de rester? Peut-on leur faire payer encore plus cher? Leur prépare-t-on encore plus d’épreuves et de souffrances? Peut-on faire pire que le priver d’électricité, d’eau, de médicaments, d’essence, de travail, d’argent? Peut-on faire pire qu’exploser sa capitale, l’estropier, le tuer et le priver de justice? Que reste-t-il à lui voler? Sa dignité? Je voudrais que mes bras soient assez grands pour protéger tous ceux que j’aime.
Mais je ne suis rien. Je ne peux rien. Je ne peux pas rester et je ne veux pas repartir. La douleur me laisse sans voix là où, dix-huit mois plus tôt, des manifestants hurlaient pour leurs droits.
Un homme s’approche. Il me sourit. Un vrai sourire, sans grimace. Il ausculte ma cheville avec des gestes sûrs, précis. Il tient le petit magasin du coin dans lequel il n’y a presque plus rien à vendre, du moins à un prix décent. Intérieurement, je me dis qu’il doit être de ces commerçants qui souffrent de voir une mère du quartier reposer les aliments de première nécessité qu’elle ne peut plus acheter, tant les prix ont flambé. Il m’explique qu’il est aussi membre de la Croix-Rouge. Il m’installe sur une chaise, applique de la glace pour soulager ma blessure, me donne de l’eau, des fruits, des biscuits et des mots de réconfort. Il ne ment pas. Il dit que ça n’ira pas plus mal. Que ça va s’arranger. Il refuse mon argent. Voyez la générosité de cet homme qui n’a presque plus rien.
Il refuse une fois de plus mon argent et me demande juste de prendre soin de moi parce qu’un jour quelqu’un aura besoin de moi, comme moi j’ai eu besoin de lui aujourd’hui.
Je crois qu’il a tout compris.
Je suis repartie.
J’attends le jour où je pourrai de nouveau marcher.
Marcher dans Beyrouth.
Sans avoir mal.
Juillet 2022, j’attends toujours...
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