Faire sien le savoir de son inconscient
«Sujet supposé savoir», telle est la formule par laquelle Lacan, en 1964, a défini la place du psychanalyste dans le lien analytique, non plus seulement sur le versant des affects, mais sur celui de la production d’un savoir.

Qu’est-il donc supposé savoir, lui, le psychanalyste? Il s’agit d’un savoir-déchiffrer l’inconscient et en produire les interprétations révélatrices. Dans les faits, et surtout en début de cure, un patient tend à osciller entre deux figures du sujet supposé savoir: d’un côté, le mirage d’un maître qui saurait à sa place et pourrait lui prescrire la conduite de sa vie, de l’autre, la juste incarnation du passeur éclairé sachant orienter le patient dans la découverte de son savoir inconscient.

«Vous allez m’expliquer pourquoi je ne peux pas m’empêcher de faire ce que je ne voudrais pas faire. Je ne peux pas m’empêcher de malmener et d’angoisser les personnes que j’aime le plus. Je ne peux pas m’empêcher de laisser filer le temps, alors que je déteste être en retard. Je ne peux pas m’empêcher de gâcher les meilleures opportunités dans mon travail, alors que je rêve de progresser. Alors je viens pour que vous me disiez ce qui m’arrive, de quoi je souffre, d’où cela vient et comment cela va cesser.» Ainsi s’est exprimé un patient, introduisant notre première séance par cet appel compact, non pas au savoir, plutôt imprévisible, de l’inconscient, mais au maître supposé omniscient.

Amorçant un virage immédiat vers le champ de l’inconscient, je lui ai simplement demandé: «Vous ne pouvez pas vous empêcher, dites-vous. Quelle place ont eu les contraintes dans votre vie, aussi loin que vos souvenirs peuvent aller?» Il a rétorqué, sans même prendre le temps de réfléchir: «Si je comprends bien, c’est moi qui vais devoir travailler. Je pensais qu’un psychanalyste savait tout interpréter! » Je lui ai répondu: «Interpréter n’est pas inventer. Votre esprit n’est pas un supermarché où l’on peut se servir n’importe comment pour dire n’importe quoi. L’interprétation, qui suit l’écoute au plus près de votre parole, a pour tâche de vous révéler ce que vous ne savez pas que vous dites en le disant. Déchiffrer l’inconscient est en effet le travail d’une psychanalyse. Votre travail à vous, c’est d’entrer dans l’association libre, c’est-à-dire dans la parole affranchie de la censure présidant à la vie habituelle.»

Quelques semaines plus tard, ce patient m’a donné la clé de la rugosité qui avait marqué sa première demande: «Vous savez, j’ai grandi avec un père qui appartenait à une secte. Toute la vie familiale était conditionnée par lui. Quand mon médecin généraliste, inquiet de mon mal-être, m’a conseillé d’aller voir un psychanalyste, me disant qu’il saurait ce qui ne va pas chez moi et comment changer ça, cela m’a à la fois attiré et effrayé. Avoir des réponses tout le temps et pour tout, comme me les donnait mon père, comportait un côté grisant pour l’enfant que j’étais. La gifle de réalité est arrivée à l’adolescence, quand mon père nous a quittés et définitivement reniés, choisissant de vivre en communauté je ne sais où. Depuis, je ne suis plus rien, une loque sans savoir ni volonté, un sous-homme.»

Je lui ai dit: «La voix du savoir de votre père, qu’elle ait raison ou tort (là n’est pas la question), a toujours couvert la vôtre, si bien que vous vous trouvez à présent dans un terrible silence intérieur. Votre voix, celle qui sait pour vous-même, existe, mais vous ne la connaissez pas. Il s’agit maintenant que vous la déployiez et en aperceviez le potentiel. Pour cela, vous avez ici un espace où c’est vous qui parlerez, mais vous ne serez pas seul. Nous travaillerons à vous entendre.»

Du fait de son histoire, ce patient était fondé à craindre un savoir qui, à l’instar de celui de son père, se poserait en maître. De même, pour quiconque, la supposition de savoir dont est créditée la fonction du psychanalyste peut susciter des appréhensions, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un savoir touchant à l’être. Les patients formulent parfois celles-ci sous forme de «crainte de la dépendance», ou «peur de prendre des décisions de vie sous influence», ou encore «risque que des vérités viennent tout bouleverser». Précisons alors ceci: la supposition de savoir, qui se trouve au principe du transfert, constitue un moment de passage, d’emblée inscrit comme transitoire.


Une «capacité stupéfiante» attribuée par les patients à l’analyste

Illustrons notre propos d’un autre cas. «Je suis si tourmentée, perdue et paradoxale que je ne me comprends pas. J’ai continuellement peur de moi-même et me questionne sans cesse. Je m’agite dans des directions multiples ou m’épuise dans des défis successifs, pour me prouver que je peux entrer dans une norme et, malgré des performances tangibles, je ne fais rien de ma vie qui vaille la peine à mes yeux. Je cherche quelque chose d’autre, d’absolu, qui sans doute n’existe pas ou que je ne sais où trouver. Vous devez m’aider à savoir qui je suis, car je ne pourrai pas me supporter plus longtemps. Vous êtes psychanalyste, alors je crois que vous ne me mentirez pas. Même si je suis un monstre ou folle, je préfère le savoir.» La personne qui s’exprimait ainsi est venue en analyse dans un état d’angoisse et de désespoir véritablement alarmant. Cette toute jeune femme, porteuse d’une intensité singulière et de multiples capacités, en particulier littéraires et humaines, est parvenue, selon ses termes ultérieurs, «à faire connaissance avec elle-même». S’étayant d’abord sur le transfert par lequel elle me prêtait «une capacité stupéfiante à lire les êtres dans leur pure vérité», elle a ensuite découvert la justesse de son jugement.

Notre travail a été un dialogue vivant et chaleureux, plein d’humour parfois. Elle guettait la cohérence de ses hypothèses dans mon regard et je lui proposais les miennes, cherchant à lui livrer de ces dires éclairants par lesquels un psychanalyste met en lumière, articule entre eux, et parfois interprète certains points du discours du patient encore invisibles de lui.

Cette «capacité stupéfiante» que m’attribuait ma patiente était une formulation empreinte d’un certain effet imaginaire lié au transfert. Pourtant, je n’ai pas démenti, consentant à incarner transitoirement cette version du sujet supposé savoir qu’elle avait forgée, selon l’une des innombrables configurations que peut prendre l’amour de transfert. Il y entrait une dimension de transcendance dont cette jeune femme avait besoin pour ne pas sombrer dans le désespoir, et sur laquelle son désir de savoir prenait appui. L’essentiel, auquel il m’appartenait de veiller, était qu’une authentique demande d’analyse puisse venir s’inscrire dans sa fiction du sujet supposé savoir. Or la fibre analytique était ici bien présente puisque la jeune femme m’adressait un appel à la «lecture de son être». Cet appel recelait la demande d’interprétation révélatrice nécessaire à la cure en ce qu’elle rend le rapport au savoir inconscient possible.

En d’autres termes, l’amour de transfert se révèle fécond quand le patient dépasse une simple demande d’amour (ou de reconnaissance) et entre dans cette demande d’interprétation qui fonde une psychanalyse. Ce faisant, il s’apercevra qu’il fait de lumineuses découvertes, que viennent à lui des messages en provenance de son inconscient, dont il apprivoisera ainsi la logique. Ces messages, il saisira progressivement qu’il en est lui-même l’auteur, le rêveur, le penseur, qu’il est donc le sujet (et non l’objet) du savoir inconscient devenant sien. Cette captivante promesse du savoir à-venir par les voies de l’amour est le souffle même du transfert.

Les séances de cette jeune femme se sont achevées sur le cadeau d’une émouvante métaphore (reprise d’un célèbre conte d’Andersen), qu’elle m’a adressée par écrit: «J’ai toujours cru que je resterais un vilain petit canard fou, et grâce à vous, j’ai découvert qu’une part de moi savait sans le savoir que j’étais aussi un beau cygne. Sans doute est-ce pour cela que je ne me suis pas tuée, même aux moments où je me détestais et m’effrayais le plus. Merci de m’avoir donné cet amour doux et serein qui m’a sauvé la vie. Merci d’avoir été mon miroir magique, l’eau de mon lac sacré.»

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