Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, on ressent comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de nous reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots de récupérer notre territoire.

En ces jours peu tranquilles qu’il n’est pas besoin ni possible de décrire, les quelques bonnes nouvelles ont bon goût. Et ce n’est pas une figure de style. Nos spécialités culinaires entrent dans le dictionnaire, régalent le reste du monde et remettent le Liban dans une normalité délicieuse. Car oui, on mange bien chez nous. On mange sain et on mange encore tradition.

Mieux que cela, la crise économique nous a remis le nez dans les marmites de nos grands-mères et l’affection pour nos produits locaux ne s’est jamais aussi bien portée.

Patrimoine inestimable, secrets de famille précieux, fierté de tout un village, c’est autour de la tradition culinaire que les Libanais savent se retrouver le mieux. Accomplir les mêmes gestes, perpétuer les mêmes rituels, préparer les mêmes plats, conjuguer les mêmes saveurs, comme un défi à toutes les querelles, les guerres et les différences. Et si l’essentiel était là?

Prenons la hrissé, plat phare du mois d’août. Ce ragoût de blé déjà mentionné par des auteurs arabes des siècles derniers occupe au Liban une place à part. Car, du sud au nord, de l’est à l’ouest, nul n’oserait toucher à la "formule" jalousement gardée et aux rituels qui l’accompagnent. Et surtout ce plat, plus qu’aucun autre, unit, regroupe et réconcilie. C’est traditionnellement dans la nuit du 14 août, pour fêter l’Assomption de la Vierge chez les chrétiens, et chez les musulmans le dernier jour de la Achoura en hommage à Hussein dont, d’après les historiens, c’était le plat préféré, que l’on déguste ce mijoté qui aura mis des heures à cuire. Suivant la tradition, de la viande de mouton est disposée dans un grand chaudron, additionnée d’un mélange d’eau et d’épices. Cette viande qui mijote sur un feu de bois près de douze heures jusqu’à devenir crémeuse accueillera ensuite le blé, et c’est reparti pour quelques heures de cuisson.

Le plus intéressant étant bien sûr ce qui se passe autour de ce grand chaudron qui nourrira tout le monde. Le village et ses invités, les riches et les pauvres, les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux. On va chanter, danser, prier, se rassembler, se réchauffer et surtout s’unir pour la dégustation finale qui aura lieu traditionnellement juste avant l’aube. Sur le parvis de l’église ou sur la place du village, on distribuera ainsi comme une communion ce plat riche, chaleureux et rassurant. Si Bhamdoun est particulièrement connu pour sa hrissé, nombreux sont les autres villages du Liban qui subliment encore cette tradition au son des cloches ou du chant du muezzin.

Accomplir donc les mêmes gestes qui unissent tout un pays, comme un pied de nez à ceux qui le divisent et qui ont oublié qu’un peuple qui chérit ses traditions est un peuple qui ne meurt pas. Autrefois, ce moment tant attendu de la hrissé était aussi celui où l’on abattait le mouton patiemment élevé par les femmes du village. Une fois qu’on avait retiré les belles parties de viande et réservé la graisse de la queue pour la fabrication du awarma qui devait nourrir la famille tout l’hiver, on faisait cuire les restes dans ce chaudron pour signifier avec force dabké et derbaké le début de la saison de la mouné.

Mouné, mezzé et cuisine du terroir, sans oublier les fameuses pâtisseries libanaises si nombreuses que l’on n’a pas assez d’une vie pour toutes les goûter. Si chaque région a ses spécialités, le Liban n’est pas assez grand pour varier les rituels. Et c’est souvent, à quelques variantes près, les mêmes ingrédients, les mêmes épices et les mêmes ferveurs que l’on met pour préparer siyadiyyé, kebbé nayyé, sfiha, friké, moghrabiyé et warak enab. Des plats qui résonnent dans toutes les mémoires de ceux qui sont partis, mais aussi des plats que ceux qui restent continuent à préparer, servir et sauver de l’oubli.

Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que même secoués par ces montagnes russes que nous traversons et subissons, nous n’oublierons jamais de respecter nos rituels aussi sacrés que la vie elle-même. Ainsi aux quatre coins de ce pays en virgule, nous mangerons au Nouvel An du laban emmo, de la kebbé bi labaniyyé et du riz au lait, des plats aussi blancs que nous souhaitons notre nouvelle année. Juste après, pour l’épiphanie, ce sera maakaroun, zlebyé et ouwaymat, préparés sans levain puisque, tout le monde le sait, la veille du 6 janvier la pâte lève toute seule.

Le vendredi, nous remplacerons la viande par de la moujaddarah ou des plats à l’huile, ou encore le vendredi saint par la kebbé el-haziné ou kebbé sans… viande. Les iftars pour rompre le ramadan seront toujours composés de soupe, de fattouch et de la fameuse fatté composée de yaourt à l’ail et à la crème de sésame et de tant de choix d’ingrédients qu’il faudrait y consacrer un livre. Et surtout ne pas zapper le fameux kellage ramadan, beignet farci de crème fondante que l’on fait frire dès le coucher du soleil au moment de la rupture du jeûne.

À Pâques, bon an mal an, chaque femme s’entourera d’autres femmes de son entourage ou de son voisinage pour emporter le titre de "reine du maamoul" avec, comme lot de consolation, l’immense plaisir d’avoir ri, aimé, goûté et partagé autour de ces sobhiyyé thérapeutiques.

À la Sainte-Barbe, le 4 décembre, nous n’oublierons pas la amhiyyé, dessert à base de blé puisque selon la tradition, un champ de blé aurait subitement poussé pour cacher Barbe (ou Berbara) à son père qui la suivait pour la tuer en raison de ses croyances.

Toute naissance s’accompagne bien sûr du fameux meghlé à base de riz et d’épices, et l’on attendra avec impatience la première dent de bébé pour déguster la snayniyyé, dessert composé de blé et d’eau de rose dans lequel nagent des pois chiches colorés.

Oui, l’essentiel est là finalement. Surtout quand tout le reste semble s’effacer et se diluer dans les eaux troubles de ces temps incertains. L’essentiel n’est pas uniquement dans l’assiette, mais dans ces cuisines où les femmes répètent inlassablement les gestes de leurs ancêtres. Dans ces cuisines où les femmes sont reines, maîtresses d’un temps qu’elles voudraient figer, qu’elles essaient de retenir. Dans ces cuisines où elles savent pertinemment que c’est l’unique patrimoine qu’elles peuvent contrôler, perpétuer, transmettre, et donc sauver, et que c’est comme ça que l’on nourrit la mémoire.