Le bâtonnier de Beyrouth, Nader Gaspard, a accusé le ministre de la Justice d’avoir violé le principe de la séparation des pouvoirs, en "ordonnant" au CSM de nommer un juge suppléant à Tarek Bitar, chargé d’instruire le dossier de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth.

Le président de l’ordre des avocats de Beyrouth, Nader Gaspard, a exhorté le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de ne pas tenir compte de la demande du ministre de la Justice Henri Khoury de nommer un juge suppléant à Tarek Bitar, en charge de l’instruction du dossier de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, dénonçant une violation du principe de la séparation des pouvoirs.

Dans un mémorandum qu’il lui a adressé mercredi, M. Gaspard a considéré que la proposition du ministre de la Justice "n’a aucune base légale". Il a développé à cet effet une longue argumentation pour soutenir son point de vue, dont il ressort entre autres, que les motifs présentés par M. Khoury sont "flous et élastiques". Les prérogatives du juge suppléant le sont également, selon M. Gaspard. "Les phrases employées par le ministre, selon lesquelles le juge suppléant doittrancher les questions nécessaires et urgentes durant toute la période au cours de laquelle le juge titulaire ne pourra pas exercer ses fonctions, ne sont pas du tout précises et donnent au magistrat suppléant toute la latitude pour développer l’interprétation qu’il souhaite à sa mission, au détriment de celle du juge titulaire", a expliqué le bâtonnier, en soulignant qu’en raison de ces imprécisions et de cette ambiguité, la décision du CSM devient "caduque et non avenue".

M. Gaspard a relevé ensuite que le but escompté par le ministre, "noyé sous une énumération exhaustive, se limite à libérer des détenus proches d’une partie politique déterminée (en l’occurrence le camp présidentiel et le CPL) et à accepter les vices de forme et les recours qu’ils avaient présentés contre Tarek Bitar et à cause desquels ce dernier n’est pas en mesure de poursuivre sa mission".

Le bâtonnier a aussi déconstruit l’argumentation du ministre relative à un précédent judiciaire "qui n’en est pas un puisque les circonstances sont totalement différentes" et a critiqué le ton employé par Henry Khoury pour demander au CSM de nommer un suppléant à Tarek Bitar. "Le ministre a eu recours aux ordres et à l’injonction et non pas à une requête, lorsqu’il a écrit: "Nous vous soumettons ce mémorandum afin que le principe de la nomination d’un juge d’instruction près la cour de justice soit tranché. Cette phrase montre bien que le ministre a donné l’ordre au CSM de nommer un suppléant, ce qui constitue une violation flagrante du principe de la séparation des pouvoirs", a relevé M. Gaspard, qui a insisté sur cette violation en constatant que la décision du CSM de nommer un nouveau magistrat a suivi une visite d’une délégation du CPL à son président, Souheil Abboud. "En d’autres termes, a-t-il conclu, le CSM a pris cette décision sous la pression des deux autorités exécutive et législative".

La riposte de Ghada Aoun

En soirée, la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, proche du camp présidentiel, a littéralement descendu le bâtonnier sans le nommer. Elle a développé une contre-argumentation qu’elle a concentrée sur le seul droit à la justice, des détenus dans le cadre de cette affaire.

Sur son compte Twitter, elle a fait part de son indignation face à une " logique inversée dans le pays ". " La nomination d’un juge suppléant, même pour débloquer ce dossier, devient un crime impardonnable et illégal. Quel souci pour la préservation des lois ! Mais la détention de dizaines de personnes sans jugement et sans enquête depuis plus de deux ans est légale. N’est-ce pas une violation flagrante des droits de l’homme ? " a-t-elle écrit, plaidant vigoureusement en faveur de la remise en liberté de ces personnes.

Et de poursuivre : " Quelles que soient les propositions, qu’il s’agisse de la formation d’une assemblée générale avec des juges suppléants, de la signature du décret des permutations judiciaires ou encore de la nomination d’un juge suppléant, les mécanismes ne sont pas importants. L’important est de lever l’injustice qui frappe des individus incarcérés depuis plus de deux ans sans jugement, même si c’est par le biais d’un juge suppléant et même si la décision prise à cet effet est entachée d’irrégularités. N’est-ce pas préférable à l’injustice ?"

Quid de l’injustice dont sont aussi victimes les parents et les proches de ceux qui ont perdu la vie le 4 août et dont le droit à connaître la vérité est bafoué à cause du blocage de l’enquête pour des considérations politiques? Quid de tous ceux qui attendent de savoir à cause de qui leur vie a été brisée le 4 août 2020 ? Est-il seulement venu à l’esprit de Mme Aoun et de M. Khoury, ou encore du parti dont ils sont proches, que le seul procédé acceptable, légal et qui permettra de rendre justice à tous ceux qui sont directement concernés par ce dossier, consiste à œuvrer pour débloquer l’enquête menée par Tarek Bitar ?

On se demande parallèlement si ce principe défendu par Mme Aoun s’appliquera, au nom de l’égalité des Libanais devant la loi, à tous ceux qui croupissent dans les prisons sans jugement, à cause d’une procédure judiciaire lente ou boiteuse.