Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots récupérer notre territoire.

Même bousculés par leur Histoire, les peuples n’ont jamais oublié de danser. En exil ou en difficulté, de générations en générations, bien ancrés dans les traditions et les imaginaires collectifs, le patrimoine folklorique demeure même quand le temps assassin fait bien son travail. Ainsi va la vie, ainsi se perpétuent les coutumes, et chants et danses occupent une place bien à part dans les rites familiaux ou communautaires.

Ainsi va notre dabké. Exportée aux quatre coins du monde, là où ont échoué les Libanais partis chercher ailleurs ce que leur pays ne leur a pas offert. Elle se décline toujours en plusieurs variations, se danse différemment suivant les régions, se revêt des costumes traditionnels du village et entre-temps n’a pas pris une ride. La derbaké, le daff et le nay sont toujours là, les mouvements également et la dynamique qu’elle engendre se marie totalement avec l’énergie vitale de ce petit pays remuant.

Oui, notre danse nationale nous va très bien. Elle rythme les différents moments de notre vie, les bons et les moins heureux, les naissances, les semailles, les récoltes, les mariages, les élections, les retrouvailles et a réussi largement à se frayer un chemin étoilé dans les plus fameux spectacles et les plus prestigieux festivals. Roméo Lahoud l’avait bien compris et avait donné à la dabké une place de choix dans ses spectacles. Revêtus des habits traditionnels du paysan, le sherwal, la abaya, le mandil, ses danseurs faisaient fureur au Liban mais aussi partout ailleurs où le monde découvrait, emporté, toute l’énergie qui se dégageait de cette farandole à trois temps.

Hier encore exclusivement réservée aux hommes qui avaient besoin de se dégourdir les jambes en hiver ou de tasser la terre sur les toits des maisons ou encore de fêter la fin des semences ou tout autre événement heureux au village, c’est au début du XXe siècle que les femmes y ont trouvé leur place. Participant activement aux travaux des champs, c’est naturellement qu’elles se sont intégrées à cette danse qui rythmait les saisons et faisait naître un sentiment de triomphe et d’euphorie qui balayait les dures aspérités de la vie rurale.

Mais ce qui ressort le plus de cette envolée est tout d’abord la solidarité. Dans les villages, on s’entraidait pour toute tâche difficile comme construire sa maison, nettoyer son champ, préparer la mouné pour les longs mois d’hiver, tondre les moutons, rassembler les chèvres, organiser son mariage ou la naissance d’un enfant. Et c’était mus par cet esprit d’entraide que, jeunes et vieux, femmes et hommes, formaient cet arc de cercle qui allait, en cadence, rythmer l’attachement à leur terre. Le meneur, sandeh ou encore ras ou qaydeh, donnait le rythme et ponctuait les pas de cette danse sacrée.

Sacrée et surtout hautement symbolique car, en dépit de ses nombreuses variantes, les mouvements de la dabké veulent tous dire quelque chose. Ainsi les mains jointes et les bras entrelacés expriment la solidarité d’un village, d’une communauté, d’un pays. Les pieds qui tapent la terre rythment la semaille qui assure la survie, le front haut des danseurs exprime la fierté d’être paysan ou libanais tout simplement. Le foulard agité par le meneur est le gage d’une liberté que l’on paie parfois très cher. Les cris poussés lors de cette envolée ponctuent l’effort, certes, mais aussi la joie de vivre malgré tout.

Si dans la Bekaa, les hommes se placent d’un côté et les femmes de l’autre, au nord ce sera le doux mélange homme/femme qui ponctuera les pas de cette danse dont il existe beaucoup de variantes. Les plus connues seront la baalbakieh, la laymouna, la houwwara, la dal’ouna. Les pas juste diffèrent, mais l’esprit demeure avec les déplacements de gauche à droite et d’avant en arrière, répétitifs et harmonieux, et surtout respectueux des gestes ancestraux, de sorte que même modernisée, la dabké demeure fidèle et immuable, comme une boussole qui évite égarements et dérapages et ramène cœur et esprit à la mère patrie.

Si certains historiens font remonter l’origine de la dabké aux danses cananéennes plus centrées sur les dévotions religieuses, d’autres auraient identifié le même type de danses dans les sanctuaires du dieu Baal notamment à Beit Mery. Ce qui est sûr c’est que la dabké apparaît dans les écrits d’orientalistes. Ainsi, Jean Mocquet dans son livre Les Voyages (1665) parle de la dabké comme danse pratiquée lors de mariages dans les villages. La dabké très présente aussi dans les pays d’émigration où à chaque occasion les habits folkloriques étaient revêtus, les instruments traditionnels reprenaient du service, les danseurs de dabké s’agitaient pour garder ainsi avec le pays d’origine les fils tenus mais solides et nécessaires pour reprendre des forces. Ainsi, les Libanais à bord du Titanic qui, lors du naufrage, auraient, d’après les survivants, dansé la dabké pour conjurer la mort, ainsi les émigrés qui n’ont jamais cessé d’enseigner à leurs enfants les pas martelés qui rapprochent un peu de la terre d’origine.

Mais si le Liban du début du siècle, perdu dans ses secousses politiques et les nombreux changements de son parcours historique a semblé négliger un peu son folklore et ses traditions, c’est au retour des beaux jours dans les années 50 que la dabké a retrouvé ses lettres de noblesse. Et c’est un retour aux temples avec la création des Nuits libanaises en 1957 qui va enchanter les Festivals de Baalbeck et attirer les amateurs et les touristes avec chaque année un spectacle différent où notre danse traditionnelle tient la vedette. La troupe folklorique libanaise de Baalbeck va faire des émules et entraîner l’éclosion d’autres troupes au Liban et à l’étranger. La Troupe Al-Anwar, Mawal, Caracalla et autres vont devenir les pôles d’attraction des années 60 et 70 et contribuer ainsi à exporter la richesse musicale libanaise partout dans le monde.

Accueillir les voyageurs par des pas de dabké, danser durant les mariages, mettre le folklore libanais à l’honneur durant les Festivals, organiser grâce à Yola Noujaim un National Dabké Day avec un concours à la clé, autant de bonnes idées qui semblent s’être définitivement ancrées dans la vie libanaise bon an, mal an. Et ne jamais oublier de s’enlacer et de marteler de nos pieds que cette terre est la nôtre.

"…Comment tout le village, à l’ombre d’une treille,
Dansait notre Dabké dans de joyeux fracas;
Comment au Seyf-oul-turse, une rose à l’oreille,
Se distinguaient nos gars;"
Charles Corm, La Montagne inspirée, 1934.

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