On n’est pas député contestataire pour rien! Alors, pour se rappeler au bon souvenir des électeurs, on a le choix du sit-in dans la large panoplie des tours de passe-passe. Prendre d’assaut notre Capitole, où siège la volonté populaire, peut faire un effet bœuf dans l’audimat. Et un gadget peut se révéler utile s’il ne finit en pétard mouillé.

On n’a pas fini d’entendre parler des députés de la contestation, les fameux treize1, ni de leurs innovations et encore moins de leurs facéties. D’après le député FL Georges Okais, ses confrères issus de la thawra, Melhem Khalaf et Najat Aoun, auraient mieux fait d’appuyer le candidat des souverainistes à la présidence de la République. Il ne s’est pas retenu, sur les ondes de Radio Liban Libre, de mettre en doute l’utilité de leur sit-in, sous la coupole du Parlement, s’interrogeant sur la finalité de leur posture médiatique, même si d’aventure elle pourrait passer pour "une action louable". Saisissant l’occasion, l’élu de Zahleh, qui ne mâche pas ses mots, a derechef appelé ces députés dits "protestataires" à s’entendre sur le nom d’un postulant capable de cimenter l’opposition, autrement leur dit sit-in "n’aura servi à rien". Et, effectivement, jusque-là, nos Robespierre en herbe, ces deux "révolutionnaires" d’un pays en gésine n’ont fait que tirer à hue et à dia. Appartenant au même groupe parlementaire, ils n’ont pas choisi de voter pour le même candidat, avec pour résultat que, dans le décompte des voix, leurs bulletins se sont annulés réciproquement. Comme si l’idée était de s’éparpiller pour rester inopérants et de ne pas gêner les plans ourdis en haut lieu. Y a-t-il stratagème plus astucieux pour maintenir le blocage des institutions?

Même son de cloche dans un clip de Pierre Hachach qui a toujours exprimé le ras-le-bol du peuple ployant sous le joug de l’impéritie publique. Soyons sans cesse à l’écoute de ce pourfendeur des "grands et puissants", pour prendre le pouls d’un certain esprit rebelle qui caractérise les Libanais. Pour ce railleur, l’initiative des deux représentants de la nation relève d’une manœuvre pour détourner l’attention de leur lamentable performance comme représentants de la nation. Pour lui, on n’est dans le vif du sujet que si l’on relance l’enquête sur la double explosion du port et que si l’on se regroupe derrière un candidat dans le concours qui agite toutes les franges sociales du pays.

Par ailleurs, ces deux députés qui occupent le Parlement, en signe de protestation, se permettraient-ils de nous dire, même avec d’infinies précautions, combien le speaker de la Chambre, M. Nabih Berri, est responsable du grippage du processus électoral, grippage qui a tout de même suscité leur action si insolite et si célébrée dans les salons urbains? Dans le mutisme de ces messieurs-dames, oserions-nous insinuer qu’ils font le jeu de la moumana’a, ce front de la récalcitrance? D’autant plus, que de mémoire d’insurgé, on ne les a pas entendus condamner la mainmise iranienne sur le Liban, par Hezbollah interposé. À moins qu’ils ne soient pas de ceux qui ne tiennent pas notre souveraineté nationale pour bafouée.

Le sit-in, cousu de fil blanc!

Étant une forme de protestation pacifique qui consiste à occuper un lieu en s’y maintenant assis par groupes entiers et en refusant de bouger, les sit-in se sont multipliés dans notre pays dévasté par les crises. Rien qu’en ce mois de janvier, on a répertorié celui des importateurs des voitures d’occasion, celui des employés et ouvriers d’Ogero, et celui des familles des victimes du 4 août. Le couronnement de cette mouvance de début d’année a eu pour cadre notre Parlement. C’est à croire que c’est la seule forme de recours qui soit restée opérationnelle quand force est de constater que même le service de la Justice est en rade.

Allons-nous, pour faire entendre notre voix, avoir systématiquement recours à cette pratique importée des États-Unis? Ce sit-in préfigure-t-il de nouveaux modes d’élaboration de nos politiques nationales? Outil certes démocratique, mais combien efficace? Attendons voir retomber l’enthousiasme de ceux dont il a emporté l’adhésion, pour évaluer son impact, pour le qualifier ou le théoriser.

Mais avouons que, pour le coup médiatique, c’est réussi. Certains hommes politiques se sont joints à ces "garnements qui font l’école buissonnière" à l’envers. Et la presse de titrer: "Des rassemblements de soutien", "Un prélat qui appelle à se solidariser avec les objecteurs", " L’opposition qui les soutient du bout des lèvres", "Saydet al-Jabal soutient le sit-in des députés du changement", etc. Tout cela peut faire boule de neige. Mais nous restons dans la rubrique "Faits divers" et dans la presse People tant le public s’intéresse aux détails du séjour à l’hostellerie de l’Étoile comme s’il suivait les péripéties du film The Grand Budapest Hotel. D’où certaines interrogations: nos squatteurs, la professeure et le bâtonnier, ont-ils prévu un kit de survie? Des sacs de couchage? Un numéro de téléphone hotline, pour les cas d’urgence?

Pour la faire courte, les acteurs sont à la manœuvre et tout cela dissimule mal le vaudeville sous-jacent. L’œil averti devine aisément l’esquive comme le filet de camouflage sous les dehors bon enfant des protagonistes du drame.

Le gadget comme ultime recours

Pauvre Liban, il n’y a plus que les gadgets pour le tirer d’affaire, le gadget2 étant un objet, un appareil, un dispositif, un projet, etc., qui séduit par son caractère nouveau et original, mais qui n’est pas d’une grande utilité3. Et le sit-in en est un et peut-être même l’antépénultième sinon le dernier pour sauver les meubles.

En ayant recours à ce stratagème, nos deux contestataires se sont remis au goût du jour. Ils ont ameuté l’opinion publique en pratiquant une surenchère qui n’impose pas de grands sacrifices4. Seulement voilà, ils n’ont pas anticipé les futurs développements ni l’imprévu qui les guette à cet instant même où tous les regards, y compris ceux des chancelleries occidentales, se sont fixés sur eux pour ne plus les lâcher. Ils ne peuvent plus se dédire tant ils baignent dans le sensationnel. Pour avoir pris d’assaut notre Capitole, ils se sont rappelés à notre bon souvenir. Alors qu’ils méditent la citation: "Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne."5

À la moindre fausse note, à la moindre reculade, nos deux amateurs de sensations fortes vont être lynchés, symboliquement s’entend.

Youssef Mouawad
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1- Le sont-ils encore?
2- En arabe colloquial, gadget se dit sar’a.
3- Même le mandat du président Giscard d’Estaing fut traité de régime de gadgets, c’est-à-dire d’innovations sans lendemain, de choses qui occupent l’attention et le temps et sans véritable utilité.
4- Découcher peut s’avérer inconfortable, mais c’est loin d’être périlleux. On n’y risque pas sa peau!
5- La roche Tarpéienne est une crête rocheuse d’où on précipitait, jusqu’à la fin de la République romaine, les criminels et notamment ceux qui se sont rendus coupables de haute trahison.