À la demande du Premier ministre démissionnaire, Najib Mikati, le ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, a ordonné aux services sécuritaires de ne plus appliquer les instructions de la procureure Ghada Aoun.

Le chef du gouvernement démissionnaire, Najib Mikati, a expressément demandé mercredi au ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, d’œuvrer à mettre fin à la procédure abusive lancée par la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, contre les banques. Dans un mémorandum qu’il a adressé à M. Maalaoui, Najib Mikati n’y est pas allé de main morte, dénonçant "un comportement vicieux et inhabituel dans le monde juridique", pour évoquer la cabale de Ghada Aoun contre le secteur bancaire. " Une cabale fondée sur des crimes attribués aux banques par un collectif, ‘Le peuple veut changer le système’, dont les membres ne sont même pas des déposants ", prend soin de relever le Premier ministre sortant qui, très diplomatiquement, laisse entendre que les motivations de la juge, proche du courant aouniste, n’ont rien de judiciaire, mais qu’elles seraient surtout incitées par des considérations politiciennes "vindicatives".

Le chef du gouvernement démissionnaire a énuméré dans ce cadre toutes les incartades et les mesures illégales d’une Ghada Aoun, qui, forte du soutien que lui fournit le CPL, fondé par l’ancien président Michel Aoun, se croit au-dessus de la loi et refuse d’être notifiée des nombreux recours présentés contre elle pour abus de pouvoir.

Le fait que M. Mikati ait demandé au ministère de l’Intérieur et non au ministère de la Justice, l’autorité de tutelle, de mettre fin aux frasques de la juge s’explique par trois éléments. Le premier est que le ministre sortant de la Justice, Henry Khoury, est également proche du camp aouniste au nom de qui Ghada Aoun est engagée dans une guerre ouverte contre le secteur bancaire, faisant fi de tous les principes de loi. Une guerre motivée principalement par la volonté du CPL de régler des comptes avec le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, et les banques à qui il veut faire assumer l’entière responsabilité de la crise financière dans laquelle le pays ne fait que s’enfoncer, pour détourner le regard de l’échec assourdissant du mandat de Michel Aoun et de l’erreur grossière du défaut de paiement, décidé par le gouvernement de Hassane Diab (mars 2020), réfractaire à des réformes, en dépit de l’avis contraire du gouverneur et de plusieurs experts économiques et financiers. On rappelle dans ce cadre qu’une enquête a été ordonnée plus tard par la Banque centrale au sujet d’un possible délit d’initiés lié au défaut de paiement.

Le deuxième facteur est que le ministère de l’Intérieur est l’autorité de tutelle pour l’ensemble des services de sécurité. Bassam Maoulaoui s’est d’ailleurs empressé d’adresser aux Forces de sécurité intérieure (FSI) un mémorandum " urgent " dans lequel il leur enjoint de ne pas appliquer les instructions de Mme Aoun. Le mémorandum s’adresse notamment au service de Sécurité de l’État. Dirigé par le général Tony Saliba, proche également du CPL, le service de Sécurité de l’État est devenu l’organe exécutif de la procureure. À travers sa démarche, Najib Mikati aura privé la juge d’un outil indispensable pour poursuivre sa cabale contre les banques.

La troisième raison pour laquelle le Sérail a mobilisé le ministère de l’Intérieur et non celui de la Justice, se rapporte à une volonté de ne pas accentuer les divisions au sein de la magistrature. Au cas où il aurait été saisi des plaintes reçues au sujet de Ghada Aoun, Henry Khoury se serait contenté de les transmettre au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) dont les membres sont divisés au sujet du traitement de certains dossiers judiciaires.

Des concertations tous azimuts

Le plus important sans doute reste le fait que l’initiative du Sérail, visant à écarter Ghada Aoun des dossiers financiers, a fait l’objet de débats et d’études juridiques, auxquels ont été associés, en plus du ministre de l’Intérieur, lui-même juge, le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate (qui avait tenté en vain, en mai 2021, de dessaisir Ghada Aoun, des dossiers financiers, à travers une réorganisation des tâches au sein du Parquet) et le président du CSM, Souheil Abboud. Le patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, aurait été également sondé. Rappelons que le chef de l’Église maronite avait vivement dénoncé la cabale contre les banques, menée par la procureure, dans une homélie en mars 2022, dénonçant le fait que les poursuites contre les établissements bancaires et la BDL s’inscrivent dans le cadre de règlements de comptes politiques.

L’objectif de ces concertations était double : éviter que le Sérail soit accusé d’immixtion dans les affaires de la justice et lui assurer à cet effet la couverture juridique nécessaire pour mettre fin au déchaînement aveugle de Mme Aoun contre les banques, déterminées à ne pas lever leur grève, tant qu’elles restent la cible d’une campagne sélective et fantaisiste.

Car au moment où elle fermait totalement les yeux sur les pratiques financières illégales de Qard el-Hassan, l’institution " bancaire " de cet État dans l’État qu’est le Hezbollah, financé par l’Iran, la procureure générale du Mont-Liban multipliait les poursuites et les saisies arbitraires contre les établissements bancaires, sous prétexte de diverses accusations émanant de collectifs occultes.

La grève des banques, déclenchée au début du mois de février à cause d’une décision judiciaire contre la Fransabank menace du pire. Ces établissements ont fait savoir aux autorités compétentes qu’elles n’ont pas l’intention de rouvrir leurs portes, tant que rien n’est entrepris pour mettre fin aux décisions arbitraires et abusives de Mme Aoun les ciblant. Selon des sources de l’Association des banques, les établissements bancaires, qui se conforment aux lois, sont prêts à reprendre le travail dès que Mme Aoun est écartée du dossier.

La fermeture des banques a perturbé les transactions commerciales, privé les Libanais, à l’exception des fonctionnaires du secteur public, des effets de la circulaire 161 de la BDL et empêché ainsi la Banque du Liban d’intervenir sur le marché pour freiner l’envolée du dollar. Le gouverneur Riad Salamé, l’avait clairement formulé, lors de sa dernière interview à une chaîne égyptienne, lorsqu’il avait affirmé : " Avec la fermeture des banques, je n’ai plus d’outils à utiliser pour juguler la flambée du dollar ".

À peine les mémorandums de Najib Mikati et de Bassam Maoulaoui ont-ils été publiés que Ghada Aoun et le CPL se sont déchaînés contre les deux hommes. Il serait utile de préciser qu’ils ont été les seuls à les critiquer.

Notons enfin que la note du ministre de l’Intérieur a été transmise au ministre la Justice, à la direction des Forces de Sécurité intérieure, à la Sûreté générale, et au Service de Sécurité de l’État.

Quant au mémorandum de Najib Mikati, des copies ont été remises au ministère de la Justice, au CSM, au Parquet, à l’Inspection judiciaire et à la direction générale du service de Sécurité de l’État.

Précisions de Mikati

En début de soirée, face à la levée de boucliers aouniste contre lui (ce qui inclut la procureure générale Ghada Aoun) et pour barrer la voie à une politisation de son intervention, que justifie la nécessité de mettre fin à des dérives judiciaires, le bureau de presse du Premier ministre sortant, Najib Mikati, a expliqué dans le détail les motivations de la démarche de ce dernier : " Pour éviter toute interprétation erronée du mémorandum (…) adressé au ministre de l’Intérieur, le juge Bassam Maoulaoui, il importe de préciser que le Premier ministre ne s’est pas mêlé et ne se mêlera pas de l’action de la justice. Il a agi sur base de documents qui lui ont été remis, qui contiennent un exposé détaillé de violations attribuées à certains magistrats et dont il a relayé le contenu scrupuleusement ", indique le communiqué.

" C’est à cause de sa responsabilité constitutionnelle et son souci de voir les lois respectées et la justice suivre son cours normalement qu’il a demandé au ministre de l’Intérieur de prendre les mesures autorisées par la loi et les règles en vigueur pour empêcher les abus de droit et garantir un bon fonctionnement de la justice ", toujours selon le texte.

Celui-ci précise que " le Premier ministre croit ferme qu’il appartient aux autorités judiciaires compétentes d’exercer pleinement leurs fonctions, en toute indépendance, sans intervention qu’une autorité ou d’un service quelconque, à condition que l’exercice de ces fonctions soit conforme aux lois et ne représente pas une atteinte flagrante aux règles judiciaires ".

" Il incombe à tous, poursuit le communiqué, de préserver le secteur bancaire, sans que cela signifie qu’une banque ne peut pas faire l’objet d’une enquête ou être poursuivie en justice au cas où il serait confirmé qu’elle a commis des abus et transgressé les lois. Le tout dans le respect des règles de procédure et de jugement qui sont prévues par la loi ", selon le communiqué.

Réaction laconique de Khoury

Le ministre sortant de la Justice, Henry Khoury, a laconiquement fait part de son mécontentement et de son opposition à la démarche de M. Mikati. Dans un communiqué publié en soirée, il a affirmé son " attachement à l’indépendance de la justice et au principe de séparation des pouvoirs ainsi qu’à la non-ingérence dans les affaires judiciaires ". Il a également fait part de son " souci de voir préservés la dignité de la magistrature et les droits des prévenus ".