La mémoire de la guerre a refait surface, mardi, en commission parlementaire. La gravité de ton du chef des Kataëb, Samy Gemayel, lors de sa conférence de presse, le lendemain, en est témoin. "Le replâtrage ne sert plus à rien, il faut aller au fond des problèmes", a insisté le chef des Kataëb qui porte dans sa propre chair le souvenir vivant des blessures de la guerre qui ne sera jamais "finie", tant qu’un effort national n’est pas fait pour en parler et en purifier notre mémoire, tant que le pardon réciproque n’est pas offert et accordé, comme certains ont réussi à le faire.

Mardi, le numéro 2 du mouvement Amal, Ali Hassan Khalil, avait traité publiquement M. Gemayel de "criminel" ainsi que son père, sa famille et son parti, au cours d’une réunion des commissions mixtes. Il s’était rétracté en assurant que ces accusations étaient dirigées contre Samir Geagea, une explication jugée irrecevable par Samy Gemayel. Ayant reçu en soirée excuses et assurances de M. Khalil et de Nabih Berry, le chef des Kataëb a annoncé mercredi qu’il passerait sur l’offense, tout en prévenant que ces propos auraient pu avoir de graves conséquences.

"Ça ne peut plus continuer comme ça, a-t-il affirmé en substance. Nous assumons notre cause et nous n’avons pas honte de l’avoir défendu par les armes, mais il faut crever l’abcès, regarder la vérité en face et reconnaître une fois pour toutes les erreurs commises, puis tourner la page, pour que ces souvenirs ne resurgissent pas chaque fois que les esprits s’échauffent".

Nous vivons sans mémoire et sans histoire depuis plus d’un demi-siècle, n’ayant pas su ou voulu transmettre à nos enfants la mémoire de notre guerre (en partie civile) qui, malgré la noblesse de la cause au nom de laquelle elle fut menée, de part et d’autre, s’est criminalisée et s’est accompagnée d’horreurs indicibles: voitures piégées contre des quartiers résidentiels et des grandes surfaces, bombardements aveugles, enlèvements et exécutions sommaires, assassinats ciblés et menaces d’assassinat, sauvageries fratricides, encerclements, massacres collectifs, interrogatoires sous la torture, cruautés inhumaines, disparitions, haines et perfidies, collusions et crimes contre l’humanité; ce dont ne savent rien, assurément, les perroquets qui crachent leur venin sur les réseaux sociaux.

On n’a rien appris de la guerre, tant que l’on n’a pas appris à haïr la guerre. Voilà la vérité. Désormais, il nous faut grandir et mûrir, faire de la place aux autres, pardonner et être pardonnés. Sans aller jusqu’à dire qu’il y a autant de Liban que de Libanais, on peut dire sans se tromper qu’il y a plusieurs Liban qui interagissent, et aucun d’eux n’est, à lui seul, tout le Liban.

De fait, tout politologue sait que l’État que nous désirons tous de nos vœux, comme incarnation d’une volonté de vivre en commun, est ou doit être le lieu rassembleur où cette volonté commune s’exprime. Si l’une de ces volontés est exclue de ce lieu, et ne parvient plus à s’exprimer, il y a rupture, sentiment d’aliénation. La partie exclue devient étrangère dans son propre pays.

C’est de ce sentiment d’aliénation qu’il faut parler, c’est de lui que doit prendre conscience le Hezbollah; de lui que le "compromis" sur la présidence de la République doit tenir compte. Il est évident que le Hezbollah ne peut pas continuer à réclamer que la "résistance ne soit pas poignardée dans le dos", pendant que lui-même poignarde dans le dos l’État et un pays tout entier. Comment? En se prévalant de la position dominante que lui assurent ses armes pour conduire des guerres, détourner la politique étrangère du Liban, agir impunément quand et comme bon lui semble, s’infiltrer dans les rouages de l’État, intimider ou terroriser toutes les communautés, à commencer par la sienne, dicter leurs devoirs aux juges d’instruction, ignorer les décisions de justice, sans oublier les empiètements à la propriété privée et aux terrains domaniaux commis en son nom, ni certains excès dans l’imitation de la société iranienne, pour se différencier d’une société et d’une culture où, cependant, il jouit d’une liberté dont il ne peut rêver ailleurs.

À ce sujet, il faudra que le monde universitaire s’attelle sérieusement à l’examen de nos approches distinctes de la modernité, afin que nos communautés cessent de s’accuser mutuellement, et gratuitement, de rétrogrades et de dépravées.

Un compromis sur la présidence passe donc par l’ouverture d’un dialogue complexe et, idéalement, l’instauration d’une commission Vérité et justice, à l’image de ce qui s’est fait en Afrique du Sud, après l’apartheid. Nous avons cru pouvoir faire l’économie d’une purification de la mémoire de la guerre, grâce à une loi d’amnistie sélective; mais cette loi s’est révélée, à l’usage, inopérante puisque cette mémoire continue de resurgir! Sommes-nous prêts à le faire? Voilà ce qu’il faudra exiger sans relâche, dans l’espoir que la providence nous envoie un homme d’État capable d’entamer, sinon de mener à bien ce redressement salutaire, mémoriel, social, moral autant que militaire et économique qui nous sortira de l’enfer de nos divisions.