La Méditerranée, berceau de la civilisation occidentale, s’est construite sur un triptyque phénicien-grec-romain. Cependant, l’antagonisme romano-carthaginois de même que le roman identitaire européen au XIXᵉ siècle et le cruel manque de documentation ont effacé l’élément phénicien du mythe fondateur.

La Méditerranée, berceau de la civilisation occidentale, s’est construite sur un triptyque phénicien-grec-romain. Cependant, la grande majorité des livres d’histoire, de littérature et de philosophie ne mentionnent que le diptyque gréco-romain. Qu’en est-il des précurseurs phéniciens fondateurs du principe pan-méditerranéen?

Figurines phéniciennes de Byblos 1900-1800 av. J.-C. Musée National de Beyrouth. Photo Wikimedia

Les préjugés

Dans son ouvrage Phoenicians and the Making of the Mediterranean, l’auteur Carolina Lopez-Ruiz dénonce l’image faussée de ce peuple de Canaan. À cause de l’antagonisme romano-carthaginois, du roman identitaire européen du XIXᵉ siècle et d’un cruel manque de documentation, écrit-elle, le Phénicien peut être envisagé comme commerçant, artisan ou pirate, mais ne pourrait jamais être écrivain, poète, chanteur ou philosophe. Quels manuels d’école mentionnent l’identité phénicienne des mathématiciens, philosophes, astronomes et géographes tels que Thalès de Milet (c. 625-545 av. J.-C.), Pythagore (c.570-475 av. J.-C.), Magon de Carthage (IIIe-IIe av. J.-C.) ou Marinos de Tyr (Iᵉ-IIᵉ siècle ap. J.-C.)?

Certains auteurs, tels Joséphine Quinn et Nicholas Purcell, vont jusqu’à s’interroger sur l’existence même des Phéniciens comme peuple, culture, langue et tradition. Ils semblent oublier, en cela, que la civilisation grecque dont ils font l’éloge, était, elle aussi, constituée de cités-États indépendantes jusqu’aux conquêtes d’Alexandre.

Même les qualités d’artisan sont remises en question puisque le cliché veut que le Phénicien ne soit qu’un avide commerçant aux valeurs purement mercantiles. Les marchandises qu’il exportait sont alors attribuées, d’après leurs styles, à telle ou telle autre civilisation. S’ils sont de facture assyrienne, il leur sera assigné cette origine, occultant l’identité de l’artisan. D’autres produits, issus des ateliers des comptoirs, se voient renier leur origine phénicienne bien qu’ils soient l’œuvre de levantins installés dans ces fondations.

Carte de l’expansion phéniciennes. ©Radio France

Le mythe gréco-romain 

Car l’Europe du XIXᵉ siècle cherche à se construire l’histoire d’un Occident fondé sur la civilisation exclusivement gréco-romaine; l’élément phénicien, précurseur de la réalité pan-méditerranéenne, semble déranger. Ainsi, réduire la Phénicie à une fonction de pont entre l’Orient et l’Occident, la ramener à un rôle d’intermédiaire, de transmetteur des cultures, c’est lui dénier son existence même comme entité et lui contester sa dimension civilisatrice dans le processus des innovations.

Cette même erreur a encore été perpétrée dans la limitation de la période syriaque à une fonction de traduction et de transmission de la culture des Grecs vers les Arabes ou vers l’Europe. Nous retrouvons encore cette maladresse dans la réduction du Liban à un message ou à un pont, lui refusant la qualité basique de nation ou même de pays.

On ne peut nier cependant que les apports et les innovations créatrices des Phéniciens n’ont jamais cessé, même sous domination d’autres empires. Ils ne se sont interrompus ni sous les Assyriens (736-609) et les Chaldéens (605-539), ni plus tard, à l’époque perse, puis hellénistique. Leur rôle central dans la construction de la Méditerranée antique est explicité par Carolina Lopez-Ruiz se référant à Hérodote qui constatait que, dans la triangulation formée par les éléments grec, égyptien et sémitique, le Phénicien apparaissait comme le facteur commun agissant en ciment civilisateur.

L’identité linguistique

Dans les empires de l’Antiquité orientale, même après l’invention et la propagation de l’alphabet phénicien, les inscriptions officielles continuaient à se faire en acadien cunéiforme ou en égyptien hiéroglyphique pour leur propriété impériale ou sacrée. Les Phéniciens ont tenu, quant à eux, à graver leurs inscriptions royales en employant leurs caractères et leur langue cananéenne, imposant, par la sorte, leur identité.

Le même phénomène se produisait dans leurs zones d’influence. Ainsi, nous constatons que les inscriptions phéniciennes de Chypre couvrant la période du IXᵉ au IIIᵉ siècle accusent une densité encore plus prononcée aux Vᵉ-IVᵉ siècles, c’est-à-dire en pleine période perse.

Lopez-Ruiz cite à ce sujet Cyprian Broodbank qui écrivait que "les Cananéens ont maintenu les institutions religieuses, politiques et culturelles de leurs ancêtres qui constituaient le pilier de l’identité phénicienne durant le premier millénaire".

Lingua franca

Bien avant l’araméen, le phénicien apparaissait comme la lingua franca de la région méditerranéenne, véhiculant les idées, les valeurs et la religion de Canaan. L’auteur Lopez-Ruiz mentionne, entre autres, des inscriptions de seigneurs ciliciens se présentant comme "béni par Baal" ou encore "serviteur de Baal", ainsi que des rois étrusques rendant hommage à Astarté dans un bilinguisme étrusque-phénicien.

Comme pour l’art, l’alphabet et les produits de luxe endossant une symbolique royale, la langue phénicienne était adoptée par les élites des implantations, mais aussi en Israël-même, en Judée, comme le souligne l’auteur.

La langue phénicienne a laissé ses traces sur la Grèce et dans la culture occidentale. Les mots empruntés au cananéen sont nombreux, comme la myrrhe, le sésame, le cumin, le coton et le plâtre (gypson). D’autres termes sont formés par les Grecs par référence à la Phénicie, tel que libanos pour désigner l’encens associé au Liban.

Une terminologie liée au culte et à son rituel est également prise du cananéen par les Grecs. Ainsi, la purification (kathairoi) est dérivée du verbe qatar. L’autel est dit Bemos, un terme encore employé dans le syriaque des maronites sous la forme Béma. Enfin, le Aleph Bet, qui donnera le nom à l’alphabet actuel. Ces mots sémitiques relevés par Walter Burkert, Martin Litchfield West en dénombre plus d’une centaine, déjà empruntés par le grec avant le Vᵉ siècle av. J.-C.

L’alphabet

Les plus anciennes traces de l’écriture alphabétique remontent aux inscriptions royales des XIᵉ-Xᵉ siècles, notamment celle du sarcophage d’Ahiram de Byblos (1.000 av. J.-C.). Cette écriture réapparaîtra au IXᵉ siècle sous une forme plus standardisée qui sera propagée par Tyr, désormais maîtresse de la Méditerranée et incarnant l’oïkoumène phénicien.

Carolina Lopez-Ruiz reprend Madadh Richey sur la portée identitaire de l’alphabet, loin d’être un simple moyen technique de communication. Ce n’est pas parce que cette nouvelle forme d’écriture à 22 caractères présentait un système facile qu’elle s’est répandue à travers la Méditerranée. Preuve en est la résistance des Mésopotamiens, des Égyptiens et même des Chypriotes accrochés à leur écriture syllabique dérivée du minoen.

Une écriture comprend donc une dimension iconographique, symbolique, sacrée et identitaire difficilement remplaçable. En répandant leur alphabet, les Phéniciens ont exporté une part de leur culture et de leur identité. Mais il s’agissait aussi, pour eux, d’une déclaration d’indépendance. Alors que les Mésopotamiens soumettaient le Liban, les nombreuses fondations phéniciennes continuaient de s’exprimer et d’écrire en cananéen.

Au IXᵉ siècle av. J.-C., le roi de Tyr, Itobaal Iᵉʳ, qui étendait sa juridiction sur Sidon et Béryte (probablement jusqu’au VIIᵉ siècle), a formé une alliance avec Ahab d’Israël en lui donnant pour épouse Jézabel de Tyr. L’acte d’alliance a été rédigé en phénicien, défiant les hégémonies mésopotamienne et égyptienne.

Cet alphabet servira encore à écrire l’Iliade d’Homère et la Bible des Hébreux. Du Xᵉ siècle jusqu’à la période romaine, plus de dix mille inscriptions phéniciennes ont couvert la Méditerranée d’est en ouest. Les Phéniciens ont aussi continué d’employer leur langue dans leurs inscriptions religieuses, même lorsque le littoral libanais était devenu grécophone.