Hier, 40 missiles ont été tirés sur Israël en provenance du Liban. Les protagonistes, à savoir le Hamas palestinien et le Hezbollah pro-iranien, ont nié toute implication dans cette agression. Comment appelle-t-on un pays ouvert à tous les vents où il se passe concrètement des "événements" surréels qui semblent relever de l’occulte?
Comment expliquer cela? Trois questions à David Sahyoun, psychanalyste .

Comment expliquez-vous ces événements que l’on traite comme s’ils étaient des non-événements?

La brève escalade militaire de ces derniers jours, avec l’espoir qu’elle ne connaîtra pas de développements plus dramatiques, a retenti comme un coup de tonnerre dans le ciel libanais. Comment a réagi la population? Les citoyennes et les citoyens ont poursuivi leurs occupations quotidiennes l’angoisse au ventre, comme ils en ont maintenant l’habitude.

Que pouvaient-ils faire d’autre? L’État policier les tient sous sa coupe: ils savent que toute forme de protestation sera brutalement réprimée. Ils sont la proie de spéculateurs qui jouent avec la dévaluation de la monnaie nationale avec une totale immoralité, ils sont livrés aux manipulateurs de l’information qui recourent au travestissement de la réalité, à la désinformation et au mensonge délibéré avec, pour conséquence, comme nous l’avons dit par ailleurs, l’égarement des Libanais qui ne savent plus quoi penser ni qui croire. Ils deviennent alors, comme l’a souligné Hanna Arendt, privés de toute initiative, manipulables à souhait.

Un deuxième facteur qui mérite d’être relevé est le phénomène d’adaptation à l’environnement délétère dans lequel les Libanais vivent quotidiennement (tatbih en arabe).  Dans la situation politico-économique désastreuse dans laquelle le Liban s’est enfoncé, ce phénomène, qui peut être relativement utile par ailleurs, relève actuellement de la pathologie. S’adapter à la perte de la souveraineté nationale, à l’emprise mafieuse et psychopathique de l’oligarchie actuelle, à accepter de vivre dans un sentiment de manque, de frustration et d’angoisse continuels, à accepter la perte de ses économies aussi passivement, à assister en spectateur paralysé à la dégradation de toutes les institutions nécessaires à une vie décente, ce n’est pas du tout normal, si ce mot veut encore dire quelque chose. Tout cela est, bien au contraire, pathologique. Nous nous trouvons actuellement dans ce que J. Mac Dougall appelle une normopathie, c’est-à-dire une conduite caractérisée par la perte de toute pensée critique, par l’adoption d’un conformisme frileux, mortifère et masochiste, baignant dans le deuil de tout sentiment d’indépendance et d’espérance.

La réaction de la population libanaise: "On en a vu d’autres", dénote-t-elle une complaisance totale dans le statut de victime ou bien un je-m’en-foutisme assumé ?

Il me semble difficile de parler de complaisance bien qu’on puisse soupçonner un certain masochisme dans la position victimaire.

Il existe plusieurs facteurs susceptibles d’éclairer l’attitude de la population libanaise. Nous pouvons les ramener à deux grands regroupements:

  1. Les clivages socio-politiques internes. Le pays est divisé en clans tribaux confessionnels claquemurés dans la défense de leurs privilèges respectifs. Ils anéantissent toute efficacité à un rassemblement qui se voudrait unitaire et national. Les malfrats au pouvoir exploitent diaboliquement ces divisions qui leur laissent le champ libre pour leurs manigances.
  2. Le renforcement d’un État policier vigilant à réprimer brutalement toute amorce de protestation qui risque de prendre de l’ampleur. La peur, l’intimidation et la manipulation sont les moyens avérés qu’utilise la médiocratie pour contrôler le peuple et le réduire à l’impotence. Nous observons aujourd’hui un état de résignation, d’impuissance et d’apathie des Libanais, et une acceptation passive de l’idée qu’ils n’ont aucun pouvoir de changer quoi que ce soit à leur accablante destinée.

Ce gouffre dans lequel le Liban s’enfonce tous les jours un peu plus semble ne pas avoir de fond. Qu’est-ce qui pourrait arrêter cette chute?

Dans sa pièce de théâtre En attendant Godot, Samuel Becket met en scène deux personnages principaux qui palabrent sans fin entre eux ainsi qu’avec d’autres visiteurs, dans une totale absence de repères et sans communication authentique possible.  Le thème central de cette pièce est celui de l’attente, celle d’un personnage mystérieux qui doit venir afin de leur fournir les moyens de trouver un sens à l’absurdité de leur existence quotidienne.

Il me semble que notre condition actuelle est semblable à celle des deux personnages: nous nous trouvons, nous aussi, dans l’incapacité de trouver par nous-mêmes un sens, une solution, une finalité satisfaisants à notre existence. Nous sommes dans l’attente d’un Godot salvateur, ou d’une Arlésienne comme avec A. Daudet, dans lesquels nous plaçons tous nos espoirs d’un renouveau.

Dans la pièce, comme dans la vie, ces personnages fictifs s’avèreront toujours hors d’atteinte.