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La décision est énorme:  Ghada Aoun, la procureure générale au comportement professionnel digne davantage d’un tortionnaire que d’un juge, ne fait plus partie du corps de la magistrature, a décidé mardi le conseil de discipline.

Énorme parce qu’elle constitue un pas de taille sur la voie d’un affranchissement — espéré – de la magistrature du joug d’un vampirisme politique pernicieux. Un pas, certes insuffisant, mais fondamental dans la quête libanaise pour une justice totalement indépendante, pilier de tout État digne de ce nom.

Ghada Aoun a fait appel de la décision du conseil de discipline, mais peu importe. Le message véhiculé par cette instance au moment où le Liban, tel un navire qui fait naufrage et qui tente désespérément de rester à flot, est sans équivoque. La magistrature vient de montrer, en dépit des pressions politiques auxquelles elle est soumise, qu’il n’y a pas de place en son sein pour des juges qui foulent au pied, sans états d’âme, les principes élémentaires de justice, qui se permettent de condamner publiquement ceux qu’ils placent dans leur viseur, sans respect des procédures judiciaires, qui refusent de se conformer aux ordres de leurs supérieurs et, surtout, qui acceptent d’être l’instrument de partis politiques. Des juges qui se permettent ce genre de comportements parce qu’ils se savent protégés par ces partis dont ils sont proches.

Ghada Aoun a crié à l’injustice, une fois le verdict du conseil de discipline de la magistrature tombé. Son argument est qu’elle est "la seule à travailler" et à ouvrir des "dossiers de corruption". De façon sélective et abusive, doit-on impérativement ajouter.

Diversion opportuniste

Proche du camp aouniste, qui l’a catapultée à la tête de la Cour d’appel du Mont-Liban, en 2017, quelques mois seulement après l’accession du fondateur du CPL, Michel Aoun, à la tête de l’État, la juge n’a pas hésité à lancer une véritable cabale opportuniste contre les adversaires de ce camp, lorsque celui-ci en a eu besoin. C’était en 2019. Dans la foulée du soulèvement populaire d’octobre contre une classe dirigeante qui s’est distinguée par sa corruption et sa mauvaise gouvernance. Des milliers de manifestants ont réclamé à l’époque la chute de la classe dirigeante et appelé la justice à se saisir des affaires de corruption, alors que le Liban entamait sa descente aux enfers avec le début de la crise économique et financière. Dans la ligne de mire des manifestants, notamment, le courant aouniste et plus particulièrement son chef, Gebran Bassil, qui se présentait comme un chantre du changement et de la bonne gouvernance, mais qui n’a fait que s’introduire et s’enraciner dans le système maléfique qui a conduit le Liban à sa perte, en bénéficiant de tous les avantages que ce système assure à ses adhérents.

Incapable de se défendre autrement que par le biais d’une diversion, le camp aouniste a opté à l’époque pour cette tactique et tenté d’orienter la colère populaire contre ses adversaires politiques. Ne dit-on pas que l’attaque est la meilleure défense?

Le premier dossier judiciaire ouvert par Ghada Aoun, concerne le Premier ministre sortant, Najib Mikati, et son frère, Taha, accusés d’avoir bénéficié de prêts de la Banque de l’habitat. Suit l’affaire de l’essence frelatée, dans laquelle les principales personnes mises en cause sont proches de députés gravitant dans le giron de l’ancien Premier ministre, Saad Hariri, et du chef des Marada, Sleiman Frangié. La juge s’attaque ensuite à la société Mecattaf pour le transfert de fonds. Elle l’accuse de blanchiment d’argent sans réussir, en dépit de son acharnement – et autrement que par ses tweets – à démontrer le bienfondé d’accusations gratuites qui ont fini par détruire le propriétaire de la compagnie de renommée internationale. Le 18 mars 2022, Michel Mecattaf, âgé seulement de 52 ans, est terrassé par une crise cardiaque.

L’attaque contre sa société n’est en fait que le début d’une opération d’envergure menée contre le secteur bancaire et le gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, dans un triple but: leur faire assumer l’entière responsabilité de la crise dans laquelle le Liban s’enfonçait, pour dédouaner le camp qui couvre la magistrate; se débarrasser du gouverneur pour le remplacer par une personnalité proche du camp aouniste, avant la fin du mandat de Michel Aoun (31 octobre 2022) et réformer le secteur bancaire de manière à créer de nouvelles banques (on avance le chiffre de 5) qui seraient de toute évidence gérées par les parties au pouvoir. Cette " réforme ", rappelle-t-on, faisait partie du "plan de redressement" du gouvernement de Hassane Diab.

La magistrate ne tient pas compte des conséquences désastreuses de sa cabale contre les banques et la BDL, sur un pays qui ne peut pas se redresser sans un secteur bancaire solide.

Un excès de zèle sélectif

À aucun moment, l’excès de zèle de la juge ne la pousse à enquêter auprès des ministères où des milliards de dollars, assurés par les banques – comme dans tous les pays du monde – à travers la BDL, avaient été dilapidés. L’idée ne lui effleure même pas l’esprit, par exemple, d’aller voir du côté du ministère de l’Énergie. Pourtant, c’est cette caverne d’Ali Baba qui draine surtout les finances publiques, et qui est devenue, au fil des ans, un symbole de mauvaise gouvernance et de corruption. Depuis 1993, Électricité du Liban (EDL) a coûté au Trésor la modique somme de 45 milliards de dollars, dont non moins de deux milliards pour la location de navires-centrale, sous le mandat de Gebran Bassil. Quarante-cinq milliards de dollars pour des centrales électriques vieilles et mal entretenues, un réseau défaillant et, surtout, une obscurité totale… Une – mauvaise –  gestion qu’on doit, entre autres, au camp aouniste qui contrôle depuis plus de dix ans le secteur de l’énergie publique.

Ghada Aoun ferme les yeux, toujours sans états d’âme, sur le développement de l’institution financière du Hezbollah, al-Qard el-Hassan, aux sources de financement occultes, sous divers prétextes tous très peu convaincants, réorientant toujours l’attention sur le secteur bancaire.

Forte de l’appui politique dont elle bénéficie, elle fait fi de toutes les procédures judiciaires engagées à son encontre pour freiner des débordements comportementaux principalement préjudiciables à la magistrature et au pays. Elle dénigre ses supérieurs sur les réseaux sociaux qu’elle exploite au service de ses campagnes et au détriment des principes élémentaires de justice, elle refuse de comparaître devant le conseil de discipline et d’être notifiée des nombreux recours présentés contre elle. Plus grave, surtout, en essayant de décrédibiliser ceux qui s’opposent à son comportement au sein de la magistrature, elle donne de la justice libanaise l’image d’une institution divisée et faible, parce que instrumentalisée en partie.

Depuis 2019, Ghada Aoun aura surtout réalisé l’exploit d’ébranler, sans parvenir à les détruire, deux secteurs parmi ceux qui sont fondamentaux pour un redressement du pays, le jour où il s’engagera dans ce processus: la justice et le secteur bancaire.

En mettant le holà à des comportements abusifs, le conseil de discipline rétablit l’ordre au sein du pouvoir judiciaire. Un processus qui devrait donc être soutenu et encouragé jusqu’à soustraire la justice au pouvoir politique, à travers notamment l’adoption du texte de loi correspondant, qui traîne depuis des années dans les tiroirs du Parlement.

Pour toutes ces raisons, que Ghada Aoun interjette appel et se pose en victime, est un détail.