La réalité est amère, mais bien réelle: depuis l’indépendance de 1943, toutes les élections présidentielles au Liban (à l’exception de celle de 1970) ont été le résultat direct d’un rapport de force régional et international… Comment pourrait-il en être autrement lorsque le mécanisme d’élection d’un président de la République ouvre largement la voie à toutes sortes d’interférences qui sont fonction de la conjoncture du moment. Le président est, en effet, élu – ou plutôt désigné – par un nombre restreint de députés qui composent le Parlement. Ce nombre était de 55 après les premières années d’indépendance, puis il est passé à 99 et à 128 après la conférence de Taëf, en 1989.
Dans un pays mosaïque comme le Liban et dans une région qui se soucie très peu – pour ne pas dire pas du tout – des pratiques démocratiques normales, il devient facile à une puissance d’influer sur le vote des députés, ou du moins sur une partie d’entre eux de façon à faire pencher la balance dans le sens «adéquat». Un survol rapide des contextes politiques extérieurs qui ont marqué les élections présidentielles depuis 1943 permet d’illustrer cette réalité.
Le premier président de la République du Liban indépendant a été élu à l’ombre d’une conjoncture marquée par des tiraillements et une lutte d’influence entre la Grande-Bretagne et la France libre. Nous étions en 1943 en pleine guerre mondiale. La France, alors puissance mandataire, s’était engagée à accorder l’indépendance au Liban mais cette dernière tardait à se concrétiser, ce qui a incité plusieurs leaders du pays à réclamer avec insistance que l’indépendance soit octroyée sans délai. Nombre d’observateurs affirment sur ce plan que ce mouvement indépendantiste était stimulé en coulisses par la Grande-Bretagne qui cherchait à réduire l’influence française dans la région. Une bonne partie de la France étant sous occupation nazie, Paris n’était pas en position de s’opposer fermement à ce courant nationaliste, et encore moins à la volonté de la Grande-Bretagne, son allié incontournable pour faire face à la puissance allemande. Ce contexte aboutira à l’élection de Béchara el-Khoury à la présidence de la République. Mais celui-ci s’est défendu par la suite d’avoir été mû par un sentiment francophobe, mettant l’accent dans ce cadre sur sa culture francophone et son attitude francophile.
Cette influence britannique dans le scrutin présidentiel apparaîtra également en 1952 à l’occasion de l’élection de Camille Chamoun à la présidence. Celui-ci entretenait des relations cordiales avec la GB, ce qui facilitera son accession à la Magistrature suprême. Le président Chamoun adhérera à la Doctrine Eisenhower mise en place par les États-Unis afin de faire barrière à l’influence soviétique au Moyen-Orient. Il sera confronté dans ce contexte, à la fin de son mandat (1958), à un soulèvement populaire initié vraisemblablement par le président égyptien Abdel Nasser, allié de l’URSS. Le président Chamoun réclamera, et obtiendra (conformément à la Doctrine Eisenhower), le débarquement des Marines américains à Beyrouth afin de mettre un terme à l’insurrection. Il en résultera une entente entre les États-Unis et l’Égypte en vue de l’élection du commandant en chef de l’armée, le général Fouad Chehab, à la présidence de la République.
Le mandat du président Chehab sera marqué par un important effort de développement socio-économique et de renforcement des institutions de l’État (notamment par la création des organismes de contrôle étatiques), mais aussi par l’émergence d’un puissant Second Bureau de l’armée. Ce dernier interviendra, d’une manière souvent «musclée», dans la vie politique afin de museler toute opposition au président Chehab. Cette omnipotence du Second Bureau aboutira en 1964 à l’élection à la présidence de la République du candidat du camp chehabiste, Charles Helou.
Durant le sexennat de Charles Helou, le Second Bureau poursuivra son action visant à renforcer les pôles politiques gravitant dans le giron chehabiste (le «Nahj») et à combattre les factions de l’opposition, notamment le Parti national libéral du président Chamoun et le Bloc national du «Amid» Raymond Eddé. Les abus du Second Bureau créeront un très fort ressentiment populaire, notamment au niveau des trois partis chrétiens, les Kataëb, le Parti national libéral et le Bloc national qui formeront une Alliance tripartite (le «Helf») afin de mener ensemble la bataille des élections législatives de 1968. Le Helf remportera une grande victoire lors de ce scrutin, ce qui affaiblira d’autant le Nahj chehabiste. Certains analystes affirment que le président Helou, agacé et débordé par les agissements du Second Bureau, avait indirectement pavé la voie à la victoire du Helf en nommant comme ministre de l’Intérieur, pour organiser et contrôler les élections législatives, le leader de Zghorta Sleiman Frangié. Celui-ci était lié, dans le cadre d’une alliance informelle dite «centriste», à Saëb Salam, Kamel el-Asaad et Joseph Skaff (leader et député de Zahlé), lesquels avaient pris leur distance à l’égard du camp chehabiste.
Le cas unique de la présidentielle de 1970
Ces deux blocs, le Helf et le «centre», joindront leurs forces parlementaires pour mener la bataille présidentielle de septembre 1970 en présentant comme candidat Sleiman Frangié, face au candidat du camp chehabiste, Elias Sarkis, alors Gouverneur de la Banque centrale. Cette présidentielle de septembre 1970 est pratiquement la seule à s’être déroulée en l’absence d’interférence étrangère. Les pays arabes sortaient affaiblis de la cuisante défaite de la guerre de 1967. Les organisations palestiniennes armées, qui s’étaient implantées au Liban à la faveur du funeste accord du Caire de 1969, n’avaient pas encore étendu leurs tentacules sur la scène politique libanaise. Et en Syrie, Hafez el-Assad (fossoyeur du Liban) ne s’était pas encore emparé du pouvoir à la faveur de son coup de force (novembre 1970).
La présidentielle de 1970 a ainsi opposé deux camps, le Helf allié au «centre» et le Nahj chehabiste. Une véritable bataille électorale démocratique, basée sur un rapport de force purement local, marquera ce scrutin qui débouchera sur la victoire de Sleiman Frangié, élu de justesse, à une seule voix d’écart, en obtenant 50 voix contre 49 au candidat du Nahj, le nombre de députés formant le Parlement étant alors de 99.
Le président Sleiman Frangié sera confronté à plusieurs développements géopolitiques majeurs qui mineront son mandat: le renforcement de la présence des organisations palestiniennes armées (regroupées au sein de l’OLP) qui noyauteront une partie de la classe politique libanaise; l’intervention militaire de la Syrie au Liban (accompagnée d’ingérences politiques) à la suite du déclenchement de la guerre de 1975; et l’apparition d’un profond conflit d’influence entre, d’une part, l’OLP soutenue par le Mouvement national libanais (M.N., regroupant les factions de gauche) et, d’autre part, le régime syrien qui cherchait à imposer son diktat à l’OLP et au Liban.
L’élection de 1976: émergence de l’influence syrienne
C’est dans ce contexte de conflit ouvert entre Hafez Assad et l’axe OLP-Mouvement national que s’est déroulée la présidentielle de 1976. Le régime syrien appuiera la candidature d’Elias Sarkis, au grand dam du Mouvement national et de l’OLP qui craignaient une mainmise totale de la Syrie. Elias Sarkis sera élu pratiquement sous les bombes, l’OLP et les milices du M.N. ayant entrepris de bombarder les secteurs menant au Parlement afin de tenter de torpiller l’élection présidentielle. En vain…
Le mandat du président Sarkis sera marqué par la poursuite de la guerre libanaise et par des combats entre les Forces libanaises et les troupes syriennes stationnées au Liban pour protéger concrètement l’Anschluss que Hafez el-Assad tentait d’imposer au Liban. Cette situation explosive débouchera sur la vaste offensive lancée par Israël au Liban, en 1982. L’armée israélienne atteindra Beyrouth et se positionnera dans une large partie du Mont Liban, délogeant l’OLP de la capitale libanaise et ses environs.
C’est dans ce contexte de présence israélienne que le leader des Forces libanaises Bachir Gemayel sera élu président de la République, en août 1982. Il sera toutefois assassiné par les agents syriens le 14 septembre 1982. Son frère Amine Gemayel sera élu président quelques jours après cet assassinat. Le président Gemayel signera avec Israël un accord – l’Accord du 17 mai – afin d’obtenir le retrait de l’armée israélienne du territoire libanais. Il sera cependant combattu militairement par le régime syrien et ses milices locales alliées afin de le contraindre manu militari d’abroger l’Accord du 17 mai.
À la fin du mandat Gemayel, en 1988, la situation sécuritaire dans le pays ne permettra pas l’élection d’un président de la République. Le président Gemayel désignera alors, conformément à la Constitution, un gouvernement de transition présidé par le commandant en chef de l’armée, le général Michel Aoun, chargé d’organiser une élection présidentielle. Le général Aoun refusera, toutefois, de faciliter la tenue du scrutin et se lancera plutôt dans deux guerres successives contre l’armée syrienne puis contre les Forces libanaises.
Dans le but de mettre un terme à l’impasse politique et à l’escalade militaro-sécuritaire entretenue par Michel Aoun, les députés se réuniront à Taëf, en Arabie saoudite, sous l’égide de la Ligue arabe et de la communauté internationale, plus spécifiquement les États-Unis et la France. Il en résultera des réformes constitutionnelles (l’accord de Taëf) et l’élection, en 1989, du député de Zghorta, René Moawad, à la présidence de la République. Le nouveau chef de l’Etat, largement soutenu par l’Arabie saoudite et les pays présents à la conférence de Taëf (les USA et la France), sera assassiné en novembre 1989, ce qui permettra au régime syrien de faire élire son poulain, Elias Hraoui, à la Magistrature suprême. Hafez el-Assad réussira ainsi à renforcer son emprise sur le Liban et à imposer, dans la foulée, une prolongation du mandat d’Elias Hraoui pour une période de trois ans (jusqu’en 1998) et à faire élire par la suite à la présidence, en 1998, son autre allié fidèle, le général Emile Lahoud, dont le mandat sera également prorogé de trois ans, jusqu’en 2007.
La fin de l’ère syrienne
L’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, et la Révolution du Cèdre qui s’en suivra marqueront la fin de l’ère syrienne au Liban avec le retrait des troupes de Damas du territoire libanais, en avril 2005. Commence alors l’ère iranienne par le biais du Hezbollah, le bras armé des Gardiens de la Révolution iranienne (les pasdarans). Le parti pro-iranien entamera alors un long processus de mainmise sur le pays et de déconstruction de l’État et des principaux secteurs socio-économiques. Il lancera le 7 mai 2008 une offensive contre les quartiers sunnites de Beyrouth et une partie de la zone druze de la montagne, après avoir occupé le centre-ville de la capitale en 2006 et provoqué une guerre avec Israël en juillet 2006. À la fin du mandat Lahoud, en 2007, le Hezbollah bloquera l’élection d’un nouveau président de la République.
Afin de sortir le pays de la profonde crise dans lequel il avait été entraîné, les principaux leaders et chefs de file politiques se réuniront à Doha, au Qatar, en mai 2008, et aboutiront à un accord (l’Accord de Doha) pour poser les jalons d’une sortie de crise, sous l’égide de l’Arabie saoudite et de la Ligue arabe, avec le soutien des États-Unis et de la France. Cet accord se traduira par l’élection du commandant en chef de l’armée, le général Michel Sleiman, à la présidence de la République, en mai 2008.
À la fin du mandat Sleiman, en 2014, le Hezbollah bloque une nouvelle fois l’élection présidentielle pendant plus de deux ans afin d’imposer l’élection du général Michel Aoun qui accèdera à la Magistrature suprême le 31 octobre 2016. Le général Aoun achèvera son mandat en octobre 2022 et, depuis, la formation pro-iranienne bloque, une fois de plus, l’élection présidentielle – en provoquant des défauts de quorum lors des séances pour l’élection du président – en se livrant à un véritable chantage politique: Sleiman Frangié à la présidence ou le vide. Mais c’est sans compter l’émergence d’une convergence entre l’opposition souverainiste (Forces libanaises, Kataëb et PSP de Walid Joumblatt), le Courant patriotique libre (du général Aoun), le bloc de Michel Moawad-Achraf Rifi-Fouad Makhzoumi et plusieurs députés indépendants qui ont réussi à s’entendre sur un candidat unique en la personne de Jihad Azour.
À l’image, quelque peu, du scrutin de 1970, la présidentielle de 2023 oppose ainsi deux camps politiques: le Hezbollah et ses alliés, d’une part, et un large éventail de partis, de formations et de personnalités, d’autre part, qui font bloc contre le candidat de la formation pro-iranienne, avec la différence que contrairement à 1970, les interférences étrangères ne sont pas absentes de la bataille. La République islamique iranienne est omniprésente, par le biais du Hezbollah, tandis que l’Arabie saoudite, les États-Unis et la France, ainsi que le Vatican, font entendre leur voix. Mais la différence majeure avec le cas de 1970 est que le véritable enjeu de ce bras de fer porte fondamentalement sur un projet politique, un projet de société, une vision du rôle et de la place du Liban dans cette partie du monde. Un enjeu existentiel qu’une poignée de députés qui se prétendent «indépendants», ou représentatifs du soulèvement de 2019, ne semblent pas saisir dans sa véritable dimension.
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