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S’il est vrai que la douzième séance parlementaire consacrée à l’élection d’un chef de l’État, qui s’est tenue mercredi, n’a pas mis fin à la vacance présidentielle, elle s’est néanmoins distinguée de celles qui l’ont précédée, à plus d’un égard, et a été marquée par un nombre de "première fois".

C’était d’abord la première fois que la totalité des députés étaient présents dans l’hémicycle. Ce "full house" est inédit, et ne s’est produit aucune fois durant les onze séances tenues entre le 29 septembre 2022 et le 19 janvier 2023. C’est dire l’importance de l’enjeu.

C’était également la première fois que la bataille se jouait clairement entre deux candidats, qui ont chacun reçu les votes des députés qui l’appuient. Jusqu’à présent, le duel opposait un candidat déclaré, Michel Moawad, soutenu par les blocs souverainistes, à des "bulletins blancs", derrière lesquels le 8 Mars se cachait, avant d’annoncer officiellement son appui au député Sleiman Frangié. Cette fois-ci, un seul bulletin blanc a été déposé dans l’urne.

Autre fait inédit, le commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, a reçu un vote. Le député indépendant Ihab Matar (Tripoli) a annoncé dans un tweet avoir déposé ce bulletin. Ce premier vote en faveur du commandant en chef de l’armée est à relever, le nom du général Joseph Aoun étant régulièrement cité comme candidat consensuel sur lequel les différentes parties finiraient par s’entendre.

Dans la liste des "nouveautés" figure également le fait que le total des voix dépouillées, 127, ne correspondait pas à celui des votants, 128. Alors que plusieurs députés ont réclamé un nouveau décompte des voix, le président Berry a estimé qu’une seule voix ne change rien au total. Il a jugé qu’elle revenait à l’ancien ministre Ziyad Baroud, et s’est empressé de lever la séance, malgré les protestations qui fusaient dans l’hémicycle. Et sans convoquer les députés à une nouvelle séance électorale. D’autres explications sur le vote fantôme ont été apportées par plusieurs officiels.

Le député Antoine Habchi (Forces libanaises) a dénoncé dans une déclaration à Ici Beyrouth le fait que le président Berry n’a pas procédé à un recomptage des voix, soulignant par ailleurs que les micros des députés ont été éteints après la levée de la séance pour les empêcher de protester.

Victoire partielle de l’opposition

La séance a également constitué une victoire, quoique partielle, de l’opposition. En effet, le candidat appuyé par les blocs et députés de l’opposition, l’ancien ministre Jihad Azour, a obtenu 59 voix, huit de plus que le candidat soutenu par le camp du 8 Mars, l’ancien ministre et député Sleiman Frangié, qui a recueilli 51 voix. Sachant que, selon des députés de l’opposition, il n’est pas impossible que le bulletin fantôme, ait porté le nom de Jihad Azour, ce qui aurait permis au haut responsable du Fonds monétaire international d’atteindre le score de 60 voix, creusant un peu plus l’écart avec le chef des Marada. Mais cette possibilité ne pourra jamais être vérifiée, le recomptage des voix ayant été refusé par le président Berry.

En fait, avec les 59 votes qu’il a recueillis, Jihad Azour n’était qu’à six voix de la barre symbolique des 65 votes. Ce chiffre, qui équivaut à la majorité absolue requise pour élire un président au second tour, est très significatif vis-à-vis de l’opinion publique libanaise et internationale.

Comme l’a indiqué le député Michel Moawad à Ici Beyrouth, le camp du 8 Mars "n’a pas réussi, en dépit des menaces et des pressions locales et internationales, à réunir plus de 51 voix autour de son candidat", et une large partie des députés "ont dit non à la mainmise du Hezbollah sur les institutions".

Répartition des voix

Le vote étant secret, il n’est pas possible de savoir précisément qui a voté pour qui.

La répartition d’une grande partie des votes est cependant claire. Le score de 59 voix de Jihad Azour résulte de la "convergence" des blocs et députés souverainistes (Forces libanaises, Kataëb, Parti socialiste progressiste et Renouveau) avec le bloc du Courant patriotique libre sur l’appui à sa candidature. Mais un autre facteur est venu s’ajouter à l’équation: neuf des 12 députés du Changement se seraient joints à leurs collègues, et auraient voté pour le même candidat. Il s’agit de Mark Daou, Waddah Sadek et Michel Doueihy (qui coordonnent explicitement avec les députés souverainistes depuis des mois), mais également de Najat Saliba, Paula Yacoubian, Melhem Khalaf, Ibrahim Mneimné, Firas Hamdane et Yassine Yassine.

Les trois députés de la contestation qui ont refusé d’opter pour l’un des deux candidats en lice sont Cynthia Zarazir, Halima Kaakour et Élias Jradé. Avec les députés de Saïda-Jezzine, Abdel Rahman Bizri, Oussama Saad et Charbel Massaad, ils ont voté en faveur de l’ancien ministre Ziyad Baroud, qui a ainsi obtenu six voix.

Huit bulletins portant l’inscription "Liban nouveau" ont été déposés dans l’urne. Ce slogan a été choisi dès le départ par le bloc de la Modération nationale (six députés du Akkar et du Liban-nord, anciens haririens pour la plupart), qui coordonnent avec deux députés de Beyrouth. Mercredi, le député Ahmed Kheir, membre du bloc, a confirmé ce vote, annonçant que la prochaine fois, le bloc votera pour un candidat, dont il annoncera le nom.

Les trois autres votes se sont ainsi répartis: un vote pour le commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, un bulletin blanc et un vote en faveur de Jihad Arab, homme d’affaires proche de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, qui a été annulé.

Qui a voté pour Frangié ?

La question que de nombreux observateurs se posent est celle de savoir qui a voté pour Sleiman Frangié, lui permettant d’obtenir 51 voix, un score quelque peu supérieur à celui prévu par l’opposition?

Outre les 30 votes du mouvement Amal et du Hezbollah, il était attendu que le député de Zghorta obtienne également les votes du bloc de l’entente nationale (dirigé par Faycal Karamé et comprenant quatre autres députés sunnites du 8 Mars), du bloc national indépendant (regroupant son fils Tony Frangié et ses alliés), et de députés du 8 Mars, tels Jihad Samad et Haidar Nasser (alaouite de Tripoli, élu député en novembre lorsque le Conseil constitutionnel a accepté le recours en invalidation contre Firas Salloum).

Pour ce qui est des dix autres votes recueillis par Sleiman Frangié, ainsi que du bulletin blanc et du bulletin annulé, ils seraient notamment répartis entre le vice-président du Parlement Élias Bou Saab, les quatre députés arméniens, le député Ahmed Rustom (Modération nationale), Jamil Sayyed, deux députés du bloc aouniste (qui ne seraient pas les "frondeurs", ces derniers ayant respecté les consignes du chef du CPL Gebran Bassil, selon des sources parlementaires), ainsi que Neemat Frem (qui a pourtant annoncé avoir voté pour Jihad Azour) et Jamil Abboud. Il ne s’agit là que de déductions tirées par des observateurs, et dont il est impossible de s’assurer.

Rejet du président "imposé"

Quoi qu’il en soit, et au-delà des chiffres, plusieurs leaders de l’opposition ont mis l’accent sur le fait que la séance a démontré qu’aucun président ne pouvait être "imposé" aux députés.

Le chef des Kataëb, le député Samy Gémayel, a évoqué un "véritable soulèvement des députés de tous bords", rendant notamment hommage aux députés du changement qui ont voté pour Jihad Azour. Il a fait état de pressions et menaces exercées à l’encontre de certains blocs et députés qui ont poussé certains à fléchir, ajoutant que malgré cela, "les résultats ont été conformes à nos attentes".

De son côté, le vice-président des Forces libanaises, le député Georges Adwan, a souligné que les tentatives d’imposer un président aux députés ont échoué, ajoutant que l’intimidation n’influe pas sir les convictions des Libanais. Il a estimé que les résultats du vote dénotent "la victoire de la démocratie, et de l’opposition, qui a prouvé qu’elle était très proche des 65 voix", ajoutant que le camp du 8 Mars a provoqué un défaut de quorum, par crainte des résultats.

En effet, les députés du Hezbollah et du mouvement Amal, ainsi que ceux des blocs Frangié et Karamé et leurs alliés, ont commencé à sortir de l’hémicycle pendant le dépouillement des voix, comme ils l’ont fait lors des séances précédentes, et ont provoqué un défaut de quorum à l’issue du premier tour.

Dialogue et démocratie

De son côté, le président Berry, a une nouvelle fois appelé au dialogue et à l’entente, un appel également lancé par des députés du Hezbollah, notamment Hussein Hajj Hassan et Hassan Fadlallah, à l’issue de la séance.

Alors que la France s’apprête à entamer une nouvelle initiative, par le biais de Jean-Yves Le Drian, nouvel envoyé du président Emmanuel Macron et grand connaisseur du Liban, d’autres parties estiment que le jeu démocratique doit suivre son cours au Parlement.

Dans ce cadre, le député Sélim Sayegh (Kataëb) a indiqué à Ici Beyrouth, avant la séance, que les yeux des Libanais et de la communauté internationale sont rivés sur le Parlement "pour voir si le Liban est capable de s’autogérer et de mériter la démocratie tant louée, mais entravée par des pratiques miliciennes exercées de l’extérieur".