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Les autodafés de l’Inquisition du XVIᵉ siècle ont incontestablement ébranlé la société maronite, son clergé et ses intellectuels. La Renaissance, initiée en 1584 par le Collège de Rome, a permis un redressement notable, une modernisation et un développement incontestable soutenus tout au long des quatre siècles ottomans, par la France et le Vatican. Cependant, ces faits se sont vus doublés d’un processus involontaire d’acculturation.

L’expulsion, au XVIᵉ siècle, des jacobites* du Liban vers la Haute-Mésopotamie a provoqué un bouleversement culturel. La majorité des scribes et copistes syriaques du Moyen Âge étaient jacobites et fournissaient même les églises et monastères maronites. Néanmoins, leur éloignement ne pourrait expliquer, à lui seul, l’appauvrissement de la culture durant cette période la plus féconde pour l’Église maronite qui a augmenté sa production littéraire à partir de son collège de Rome (1584). À l’origine de cette désertification soudaine occasionnant une perte de l’identité, pointent les fumées des autodafés qui ont consommé dans les flammes, la majeure partie du patrimoine littéraire syriaque maronite.

Les missions romaines

L’arrivée des Ottomans en 1516 a mis fin à l’isolation du Mont-Liban imposée par les Mamelouks durant deux siècles. Rome a pu renouer avec les maronites et commencer à organiser des missions dans le Mont-Liban. Cependant, celles-ci se sont mutées épisodiquement en formes d’inquisition. Les plus virulentes allaient être celles des pères Éliano, Bruno et Dandini, couronnées par les autodafés de 1578 et 1580. C’était une perte inestimable autant pour le patrimoine culturel et linguistique syriaque que pour l’histoire libanaise. Car les manuscrits brûlés abondaient de notices marginales racontant des chroniques et des faits indépendants des contenus théologiques. Beaucoup de ces notices devaient ressembler à celles des patriarches dans le Codex Rabulensis.

Encore aujourd’hui, les rares données historiques dont disposent les chercheurs dans le domaine syriaque maronite, se résument surtout aux œuvres de Gabriel Barcleius, à quelques poèmes médiévaux et aux notes marginales qui ont survécu aux ravages de l’Inquisition. C’est à ces renseignements qu’ont eu recours les anciens savants comme Estéphanos Douaihy, Faustus Nairon, Joseph Siméon Assemani, ainsi que les auteurs modernes.

Manuscrit syriaque en caractères estranguélo.

Les autodafés

C’est en 1578 que le pape Grégoire XIII (1572-1585) avait délégué au Liban le Jésuite Jean Éliano, accompagné de deux maronites: l’évêque Georges de Basloukit et le prêtre Euclimos de Éhden. La mission d’Éliano avait débuté au monastère patriarcal maronite de Qannoubine d’où elle s’était étendue vers tous les villages proches et lointains. Les ouvrages étaient triés et partagés en deux ensembles: ceux qu’il convenait de corriger et ceux qu’il était préférable de détruire. C’est ainsi que d’énormes amas de manuscrits syriaques étaient rassemblés sur les places publiques et brûlés en spectacle devant les dignitaires religieux et le peuple.

En 1580, le père Éliano est revenu au Liban pour une seconde mission. Après avoir assisté au Concile de Qannoubine de 1580, où était également présent l’évêque jacobite de Hardin, il a repris le chemin des monastères à l’afflux des écrits "hérétiques".

En 1596, le pape Clément VIII (1592-1605) déléguait au Liban le jésuite Dandini avec le père Bruno accompagnés des deux maronites Moïse Anaysé et Joseph Élian. Ils ont assisté au Concile de Qannoubine de 1596, avant d’entamer leur mission dans les villages et monastères des montagnes.

Un patrimoine décimé

Malgré l’ampleur des dégâts, le patriarche Estéphanos Douaihy avait réussi à rassembler, à la fin du XVIIᵉ siècle, un grand nombre de manuscrits dans lesquels il a relevé les noms de non moins de 110 copistes, nous dit le vicomte Philippe de Tarazi. Peut-être, avons-nous là affaire à la bibliothèque secrète du patriarcat maronite constituée sur les recommandations du père Dandini lui-même. Son entrée n’était permise qu’aux maronites ayant étudié à Rome et étant capables, par conséquent, de discerner entre le "juste et le faux", disait-il dans ses notes de voyage.

La majeure partie des manuscrits de grande valeur sera cependant emportée plus tard par les savants maronites vers les bibliothèques d’Europe. Ainsi, Gabriel Sionita, Abraham Ecchelensis, Isaac Schiadrensis et Mikhael Hesronita s’étaient chargés d’équiper la bibliothèque de Paris, tandis que Jean Éliano avec Faustus Nairon, Estéphan Évode et les Assémani, s’occupaient de la Vaticane. D’autres ouvrages ont fini dans les bibliothèques d’Oxford, de Cambridge, de Vienne, de Dublin, de Milan, de Turin, de Florence (où se trouve le Rabulensis), de Berlin et ailleurs, sans oublier le nombre important conservé au British Museum de Londres.

Enfin, ce qui est resté au Liban a encore dû souffrir des massacres et du vandalisme. Nous pensons notamment à la bibliothèque de Saint-Éphrem-Ragm à Chbénié, riche de 446 manuscrits, qui a brûlé lors des massacres de 1840-1841. Les ouvrages rescapés avaient été partagés entre le patriarcat syriaque catholique de Notre-Dame à Charfé, et la Bibliothèque orientale des pères jésuites à Beyrouth.

Jusqu’aujourd’hui, nous pouvons voir, nous dit le vicomte de Tarazi, dans le manuscrit Par. Syr. 225 de la Bibliothèque nationale de Paris, la note suivante écrite de la main du père Éliano: "Ce livre contient plusieurs erreurs, ce qui justifie de le brûler." Or ce livre remonte à l’an 1476 et présente une valeur inestimable pour la philologie et pour l’histoire libanaise, car il était écrit au Liban, par un jacobite libanais.

Le Collège de Rome

Il ne fait aucun doute que la fondation en 1584 du Collège pontifical maronite, qui a découlé du rapprochement avec Rome, a été à l’origine de la renaissance libanaise développée sous le prince libanais Fakhredin II. L’Église maronite en sortira fort enrichie et, à travers elle, le Liban qui a pu se développer et connaître une réelle prospérité culturelle. Cette renaissance a été portée par une floraison de savants issus du Collège de Rome.

L’Église maronite allait connaître dès lors, une prédominance à la fois intellectuelle et démographique par rapport à ses sœurs syriaques de Haute-Mésopotamie. En 1662, elle a fini par inverser l’action du prosélytisme et faire sacrer un évêque jacobite, André Akhijan, fondant ainsi une église uniate appelée syriaque-catholique. Cette prospérité et cette ouverture sur l’Occident ont paradoxalement causé une acculturation des maronites, et à terme, la mort de leur langue.

Livre bilingue de la messe maronite imprimé 2005. ©Amine Jules Iskandar

L’acculturation

L’héritage syriaque des maronites, consommé par les flammes, sera remplacé par les nouveaux livres imprimés à Rome, des livres dépourvus de tout lien historique, culturel ou sentimental avec le passé. De plus, Rome n’imprimera plus toujours en syriaque mais, de plus en plus, en arabe. De manière générale, la traduction, aussi fidèle soit-elle, finit par trahir l’essence du message.

Encore aujourd’hui, les livres de la messe maronite, imprimés en syriaque et en arabe, dévoilent l’inconsistance de la traduction. Le titre bilingue qu’ils présentent est noté en syriaque Ktovo de qourbono akh ‘iodo de ‘ito d’Antioqia de Souryoyé morounoyé, soit Livre de la messe selon le rite de l’Église d’Antioche des Syriaques maronites.

Dans la version arabe figurant sur la même couverture, il est noté Kitab al qouddas bi hasab taqs al kanissah al antaqiah al suryaniyyah al marouniyyah, c’est-à-dire Livre de la messe selon le rite de l’Église antiochienne syriaque maronite.

Tous les termes sont là. Et pourtant, dans la version originale, l’Église est définie comme "antiochienne" et appartenant à un peuple dont l’identité est "syriaque maronite". Dans la traduction arabe, cette identité est conférée à l’Église, laissant un peuple dépourvu de ses repères.

Les autodafés de l’inquisition du XVIᵉ siècle ont incontestablement ébranlé la société maronite, son clergé et ses intellectuels. La Renaissance initiée en 1584 par le Collège de Rome, a permis un redressement notable, une modernisation et un développement incontestable, soutenus tout au long des quatre siècles ottomans, par la France et le Vatican. Cependant, dans le processus de leur renaissance opérée à Rome, les maronites se sont retrouvés amputés de leurs racines, de leurs origines et de leur mémoire. L’acculturation à laquelle ils ont été confrontés annonçait déjà l’état d’égarement qui caractérisera leur comportement face aux défis du XXᵉ siècle.

* Les jacobites sont des Syriaques occidentaux, comme les maronites. Cependant les maronites sont chalcédoniens alors que les jacobites sont miaphysites. Ils sont aujourd’hui appelés Syriaques orthodoxes.

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