En lisant en écrivant, le très beau titre de l’ouvrage de Julien Gracq paru en 1980, égrène ses réflexions au fil de sa lecture et de son écriture, sans virgule entre les deux. Toute personne raisonnable lit, mais il est vrai qu’il n’est pas donné à tous d’écrire. Nous pourrions, sans trop d’efforts, devenir tous écrivains, et il serait agréable, dans un modèle différent de l’éducation universelle, que soient encouragés lecteurs et lectrices dès leur plus jeune âge à noter rapidement leurs réflexions à la lecture d’un ouvrage qui leur plaît beaucoup ou qui leur déplaît fortement, un ouvrage donc qui ne les laisse pas indifférent. On peut même imaginer, avec le développement de programmes qui rendent si aisée la transcription de l’oral, qu’un leader génial du marketing, éclairé et entreprenant, établisse bientôt une banque de données universelle, c’est-à-dire exhaustive, sur les réflexions de lecteurs réagissant à tel ou tel ouvrage avec un peu plus qu’un emoticon. Banque universelle de données jointe à la refonte des études dans un appel du maître à l’élève de transcrire son émotion de lecteur, quitte à ce que cette émotion vienne de Martine en vacances ou Dr Seuss, le résultat serait un bond en avant qualitatif pour l’humanité. En conquérant l’analphabétisme, la deuxième moitié du XXè siècle a rendu l’histoire précédente des millions d’êtres humains qualitativement obsolète, complétant la révolution du livre commencée par Gutenberg, condition de la Renaissance. Il est tant de rêveries éducationnelles à suivre.

Voici donc mon projet pour Ici Beyrouth : une rubrique " En lisant, en voyant, en écrivant ", irrégulière mais constante, où je parquerai pour les lecteurs – et auditeurs, les logiciels maintenant rendent tout texte audible -, quelques réflexions un peu structurées par l’écrit : au fil de mes lectures, au détour parfumé d’un livre ; au sortir enthousiaste d’une représentation théâtrale ou d’un film ; au gré d’une écriture où la pensée dérive de mon sujet principal pour emprunter une tangente réflective; ou encore, pourquoi pas, après un moment hors d’un vécu quotidien répétitif par nature. J’aurais dû commencer bien plus tôt. Jamais je n’oublierai mon fils, haut encore de trois pommes, assis sur le lave-vaisselle dans la cuisine, baragouiner pendant un quart d’heure son rapport ému et admiratif du film Chicken Run qu’il venait de visionner. Jamais je ne regretterai autant ne pas avoir transcrit le moment. Tu connais si intimement ces moments, chère lectrice, cher lecteur, à jamais perdus quand ils n’ont pas été saisis par l’image ou immortalisés dans l’écrit.