Les 65 voix obtenues par Nabih Berry, Élias Bou Saab et Alain Aoun ont démontré que le 8 Mars sait dépasser ses différends quand l’enjeu en vaut la chandelle, et que la "nouvelle majorité" doit mieux coordonner son action pour en être vraiment une.

La séance parlementaire consacrée mardi à l’élection du président et vice-président du Parlement et du bureau de la Chambre, était supposée refléter un véritable changement au niveau de la majorité parlementaire issue des dernières législatives et du jeu parlementaire dans son ensemble. C’est en tout cas ce qu’espéraient de nombreux députés, notamment ceux des partis "souverainistes".

Or ce que la séance a démontré, c’est que le camp du 8 Mars peut encore obtenir la majorité, même de justesse, lorsque l’enjeu est de taille et que ses différentes composantes savent oublier leurs différends et mettre de côté leurs hostilités pour enregistrer des gains stratégiques. En revanche, les partis "traditionnels" souverainistes ont réalisé qu’ils avaient peut-être parié trop tôt sur une "nouvelle majorité" qui les grouperait avec les "députés du changement".

Comme l’a dit à Ici Beyrouth le député Waël Abou Faour, la séance de mardi a démontré la présence d’une "minorité absolue et d’une majorité dispersée". Ce jeu de mots résume les résultats des différents scrutins qui se sont succédé au sein de l’hémicycle. Si la reconduction du président sortant de la Chambre, Nabih Berry, pour un septième mandat, était attendue, c’est le score qu’il a obtenu, ainsi que les résultats des autres scrutins, qui n’étaient pas prévisibles et qui démontrent que le camp du 8 Mars a bien manœuvré, alors qu’en face, la coordination et la cohésion n’étaient pas vraiment au rendez-vous.

Il n’en reste pas moins que pour la première fois depuis très longtemps, rien n’était acquis avant le déroulement de la séance et ces élections ont fait souffler un léger vent de démocratie Place de l’Étoile.

Élection de Berry

Pour en revenir à l’élection du président du Parlement, celle-ci a eu lieu dès le premier tour, alors que certains observateurs en prévoyaient un second, et peut-être même un troisième. La majorité absolue des 128 députés étant de 65, c’est ce nombre de voix que le chef sortant du Législatif devait obtenir pour être reconduit dans ses fonctions et c’est exactement ce qu’il a obtenu. Pas une voix de plus ou de moins. "Tout a été calculé au millimètre près", assure une source proche du 8 Mars. Dans l’urne transparente, il y avait aussi 23 bulletins blancs et quarante qui ont été annulés parce qu’ils portaient l’inscription "la République forte" (nom du bloc des Forces libanaises) ou qui appelaient à la "justice pour les victimes de l’explosion au port de Beyrouth", pour Lokman Slim (activiste chiite assassiné en février 2021) ou pour les victimes du soulèvement du 17 octobre.

C’est le score le plus bas jamais obtenu par M. Berry depuis sa première élection en 1992 et c’est probablement la seule fois qu’il a dû avoir quelques inquiétudes, même s’il savait qu’il serait élu en fin de compte. À titre de rappel, il avait obtenu 98 voix en 2018, 90 voix en 2009, 90 également en 2005, 124 en 2000, 122 en 1996 et 105 en 1992.

M. Berry, doyen de la Chambre, a supervisé le décompte des voix, aidé par les deux plus jeunes députés, Michel Murr et Ahmad Rustom. À chaque fois qu’un bulletin portant un slogan apparaissait, il s’empressait de le qualifier de "bulletin annulé". Une foule de journalistes assistait à l’événement à partir de la tribune de l’hémicycle, ainsi que de nombreux ambassadeurs arabes et occidentaux, qui ont pu être témoins avec les Libanais de plusieurs coupures du courant électrique. Quant au gouvernement sortant, il était aux premières loges, pour la première fois, puisque toutes les réunions parlementaires qui se sont tenues depuis sa formation ont eu lieu au palais de l’Unesco, la dernière séance place de l’Étoile datant de février 2020.

Le chef du Législatif a dû se réjouir de sa réélection dès le premier tour, largement applaudi par sa famille dans les tribunes et par de nombreux députés. En revanche, il a probablement tiré les conclusions du chiffre enregistré, puisqu’il a remercié dans une courte allocution les députés qui lui ont accordé leurs voix, mais également ceux qui se sont opposés à son élection. Il a souligné "qu’il tendait la main à tous pour sauver le Liban".

Répartition des voix

Comment se sont réparties les 65 voix obtenues mardi? Des observateurs de la séance croient savoir que ceux qui ont voté en faveur du président Berry sont: Le bloc Amal (15), le bloc du Hezbollah (13), le bloc du Parti socialiste progressiste (8), le Tachnag (3), les Marada (2), les Ahbaches (2), les anciens du Courant du futur (6), des indépendants et des députés de la Békaa (8), et six du bloc du CPL ou proches (Alain Aoun, Farid Boustani, Élias Bou Saab et trois autres). Les rumeurs indiquant que des députés du changement ont voté pour le président Berry ont été démenties par eux.

Le chef du CPL, Gebran Bassil, qui n’a pas manqué à la fin de la séance de noter que "les résultats ont montré que la majorité ne se trouve pas là où certains ont dit qu’elle se trouvait", a pourtant assuré que son bloc avait voté blanc lors de l’élection du président du Parlement. Cependant, des sources proches de Aïn el-Tiné notent qu’un accord tacite entre les deux partis prévoyait que le CPL accorde exactement six voix au chef du Parlement, en échange de quoi le bloc du mouvement Amal tout entier voterait en faveur du candidat du CPL à la vice-présidence du Parlement. Elles assurent que cet accord a été appliqué à la lettre.

Le vice-président

Le véritable enjeu mardi était celui de l’élection du vice-président de la Chambre. De nombreux députés et journalistes dans l’hémicycle ont retenu leur souffle jusqu’au bout.

Au premier tour, le candidat proche du CPL, Élias Bou Saab, a obtenu 64 voix, alors que son adversaire Ghassan Skaff en a obtenu 49 ; 13 bulletins blancs ont été trouvés dans l’urne et deux autres ont été annulés.

M. Skaff, qui avait été élu sur la liste du PSP dans la Békaa-Ouest, bénéficiait de l’appui du parti de Walid Joumblatt, mais également des Forces libanaises et d’autres formations souverainistes. Le député du Hezbollah Hassan Fadlallah a signalé que les bulletins annulés ne doivent pas être pris en compte dans le calcul de la majorité. Cependant, son argument a été rejeté par le vice-président des Forces libanaises Georges Adwan et la députée Paula Yacoubian.

Le président Berry a demandé que l’on procède à un second tour. Et là, M. Bou Saab a obtenu 65 voix, exactement comme le chef du Parlement, contre 60 pour Ghassan Skaff, deux bulletins blancs et un bulletin annulé. Le nouveau vice-président s’est empressé de louer le vote démocratique et d’espérer que tous les députés coopèreront ensemble.

Selon des observateurs, les voix ont été assurées par le Hezbollah (13), le CPL (18), le mouvement Amal (15), le Tachnag (3), les Marada (2), des indépendants, des députés de la Békaa et d’anciens du Futur (14).

Secrétaires du Parlement

Une longue polémique a eu lieu concernant les modalités d’élection des deux secrétaires du bureau du Parlement. Au départ, trois candidats étaient en lice: Alain Aoun (CPL), Ziad Hawat (FL) et Hadi Abou el-Hosn (PSP). Paula Yacoubian a annoncé la candidature de Firas Hamdane (activiste de la contestation, qui avait été blessé par la police du Parlement lors d’une manifestation en août 2020), suivie par Halimé Kaakour qui a annoncé celle de Michel Doueihy. Comme l’usage veut que l’un des secrétaires soit druze et le second maronite, la question était de savoir combien de noms il fallait mettre sur le bulletin pour respecter cet usage. En fin de compte, il a été décidé de voter pour le secrétaire maronite parmi les trois candidats de cette confession, puis pour le druze, parmi les deux candidats.

Lors du premier vote, et alors que la contestation annonçait le retrait de ses candidats, c’est Alain Aoun qui l’a remporté, également avec 65 voix, contre 38 pour Hawat, 4 pour Doueihy, malgré son retrait, neuf bulletins blancs et dix annulés. Hadi Abou el-Hosn a été élu d’office puisque son rival, Firas Hamdane, s’était retiré.

Le président de la Chambre a demandé que des accords soient conclus avant l’élection mardi prochain des présidents et rapporteurs des commissions, afin que les considérations telles que le respect de l’usage ne retardent pas le vote.

Les trois membres du bureau du Parlement, Hagop Pakradounian (Tachnag), Michel Moussa (Amal) et Karim Kabbara (proche du Courant du futur), ont également été élus d’office, en raison de l’absence d’autres candidats.

Contestation et souveraineté

Alors qu’en entrant au Parlement, les députés des Forces libanaises et des Kataëb semblaient optimistes et plutôt confiants qu’un changement allait se produire, notamment grâce à la coopération entre les composantes de la nouvelle majorité, certains n’ont pas caché leur amertume en sortant. Georges Adwan n’a pas mâché ses mots: "Nous aurions pu mener la bataille de la vice-présidence avec notre propre candidat, mais nous avons appuyé le Dr Skaff qui semblait avoir le plus de chances. Nous avons fait de notre mieux pour que ce que les citoyens ont exprimé dans les urnes se traduise au Parlement, et nous continuerons. Nous avons voté pour le Dr Skaff dès le premier tour. Nous avions coordonné avec les députés du changement qui nous avaient dit qu’ils voteraient pour lui au second tour. Nous avons rempli notre part, les autres sont responsables de leur part de l’accord." Cette impression était partagée par des députés d’autres formations souverainistes.

Interrogés à la sortie par Ici Beyrouth, des députés du changement ont indiqué que la consigne donnée aux 13 élus de la contestation était de voter au second tour pour Ghassan Skaff.

Quoi qu’il en soit, les seuls députés qui sont sortis en souriant étaient ceux du 8 Mars.

Les députés de la thaoura avaient fait une très bonne impression le matin en arrivant à pied, après avoir marché avec des centaines de personnes qui s’étaient regroupées dès 9h devant le port de Beyrouth, pour rappeler l’importance de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020. Ils avaient fait un peu sourire, mais aussi grimacer en notant des slogans sur les bulletins de vote et en déposant des bulletins blancs, qui avaient failli faire élire Élias Bou Saab dès le premier tour. Mais en sortant, ils avaient aussi réduit l’enthousiasme ressenti par certains de leurs confrères et peut-être aussi par des observateurs et des électeurs, qui s’attendaient à les voir contribuer à un changement réel au Parlement.

Eux-mêmes ont peut-être réalisé que les slogans dans la rue sont une chose et la vraie vie parlementaire et politique en est une autre.