La crainte d’un krach au Liban perdure
La plupart des Libanais sont habitués aux fluctuations du taux de change et s'y sont largement adaptés, mais ils n’arrivent toujours pas à expliquer ce qui s’est passé la semaine dernière, lorsque le dollar est passé en l’espace de deux heures, de 38 000 à 28 000 livres libanaises.

L'intervention de la Banque centrale, une fois de plus, vendredi, avait relativement stabilisé le taux de change qui s'affolait. La BDL avait, sur base de la circulaire 161, autorisé tous les détenteurs de livres libanaises qui souhaitent les convertir en dollars américains à se rendre auprès des guichets des banques de lundi à mercredi, afin de mener leurs opérations et a demandé aux établissements bancaires de garder pour cela les caisses ouvertes jusqu’à 18h.

Néanmoins, les experts confirment que cette stabilisation est très temporaire et la flambée du dollar est quasi certaine, compte tenu de la baisse des réserves de la Banque du Liban et, surtout, de l'absence de réformes drastiques. D’ailleurs, le dollar devait en fin de journée, mardi, rebondir à 30 000 livres.

Spécialiste de l'économie monétaire, des politiques financières et professeur d'université, Layal Mansour confirme que les mesures de la Banque centrale ralentissent le rythme de la dépréciation du taux de change mais elle estime que ces mesures restent insuffisantes pour inverser le cours, pour quatre raisons principales qui, selon elle, mènent à l'effondrement de la livre libanaise, à savoir : la baisse de  l'intervention de la Banque centrale sur le marché comme elle avait coutume de le faire avant les élections ; la panique face à l'absence de solutions et de perspectives ; l’augmentation des prix mondiaux et la demande sur le dollar, sans compter la hausse naturelle du dollar face à la livre libanaise.

En outre, Mme Mansour explique à Ici Beyrouth que «toutes les parties savaient que le taux de change s’envolerait au lendemain des élections, du moment que les dirigeants politiques avaient expressément demandé à la BDL d’œuvrer, à travers des interventions coûteuses pour elle, afin de stabiliser la valeur de la livre face au billet vert, afin de passer le cap des élections législatives en toute sécurité ». Pour elle, le taux de change aujourd'hui « est ce qu'il était censé être en février ou en mars», notant que «les facteurs politiques et géopolitiques n’ont aucun effet dans un pays comme le Liban sur le cours du taux de change. L’impact se limite exclusivement à accélérer ou ralentir sa fluctuation.»

Et d’ajouter : «La livre continuera sa dégringolade si une solution de fond n’est pas adoptée. Quiconque croit que la solution réside dans le plan de l’électricité, ou les élections législatives, ou la formation d’un nouveau gouvernement, ou une politique austère de la Banque du Liban et l’injection de positivité, se fourvoie allègrement. Le remède pour un pays dollarisé comme le Liban serait d’opter formellement pour une dollarisation globale de l’économie.»


À ce titre, le directeur de l'Institut des affaires stratégiques du Moyen-Orient, Sami Nader, ainsi que l'activiste politique Rabih al-Chaer ne sont guère optimistes pour la suite. Dans une interview à Ici Beyrouth, M. Nader souligne que «le Liban est encore loin du krach, qui devrait intervenir, avec une plus grande dépréciation de la livre, lorsqu’il lui sera impossible d'importer les premières commodités », évoquant «trois raisons structurelles accélérant l'effondrement : d'abord, le déficit continu de la balance des paiements et le trou de trois milliards annuellement, sans compter l’augmentation des prix à l’échelle mondiale qui n’est pas sans affecter la balance des paiements. Ensuite, les réserves de la Banque du Liban sont presque épuisées en raison des pertes continues. Il est fort probable d’ailleurs que les réserves encore disponibles ne dépassent pas, au mieux, les 10 milliards de dollars. Enfin, la réalité qui a émergé des élections législatives. Bien qu'il y ait de nouveaux rapports de force et des signaux positifs, cependant, il sera difficile de traduire cette nouvelle réalité sur le terrain, comme il ne semble pas que nous soyons en mesure de former un gouvernement ou de signer un accord avec le Fonds monétaire international (FMI).»

Par ailleurs, M. Nader souligne que «les résultats des élections ne peuvent pas changer la donne et créer de nouvelles perspectives, comme nous nous trouvons tributaires des conflits dans la région en raison de la politique menée par le Hezbollah». Il considère que «les échanges d’accusations et les polémiques entre l'Association des banques et le gouvernement ainsi qu’entre les banques et la Banque centrale affectent aussi le taux de change.»

Pour sa part, l'avocat Rabih Al-Chaer, conteste la politique qui consiste pour la BDL à puiser dans ses réserves afin de stabiliser le taux de change, d’autant qu’il s’agit des dépôts des gens, soulignant que cette politique coûte entre 500 et 600 millions de dollars par mois à la Banque centrale ». « Si la situation perdurait, les dépôts seraient complètement épuisés au bout d'un an. Le plus dangereux, sans doute, reste que la Banque centrale a procédé à l’inventaire, pour la première fois, de la réserve d’or, sans compter le sujet du fonds souverain », ajoute-t-il.

Al-Chaer estime qu' «il n'y a aucun espoir pour le Liban avec cette classe politique défaillante et incapable de proposer des solutions et d’engager les réformes requises, puisqu’elle n'acceptera pas de rendre des comptes.» Selon lui, le Liban « est entré dans un tunnel dont il ne sortira probablement pas avant 15 à 20 ans, à cause de l’état d’esprit des gouvernants et du vide qui risque d’avoir lieu au niveau du gouvernement ou de la présidence de la République ». « En d’autres termes, ajoute-il, le taux de change est en chute libre, ce qui se traduira par une faillite plus grande, la faim, et des concessions majeures en termes de souveraineté, de richesse pétrolière, de démarcation des frontières et du dossier des réfugiés, avec en toile de fond la crainte de troubles sécuritaires qui ne feront qu’aggraver l'effondrement. Quant aux accords internationaux qui pourraient survenir, ils atténueront l'impact de l'effondrement mais ne l'arrêteront pas.»

Beaucoup misent sur la saison touristique de l’été, qui pourrait rapporter des milliards de dollars au Liban et lui éviterait le krach imminent, comme ce fut le cas en 2010, par exemple, lorsque la manne touristique a rapporté 10 milliards à l'économie. Une bouffée d'oxygène pour un pays en perdition qui a grandement besoin d'un nouveau système politico-économique pour se redresser. Les cataplasmes économiques qui maintiennent le système actuel en place au détriment des moyens de subsistance des plus démunis et des fonds encore disponibles des déposants, sont tout bonnement rejetés.

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