Les députés dits du changement ont fait l’objet de critiques acerbes au terme de la première séance du Parlement fraîchement élu, mardi dernier. Leurs détracteurs considèrent qu’ils ont déçu ou trahi, après avoir porté l’étendard de la révolution et de la rébellion jusqu’au cœur du pouvoir législatif. Si ce jugement est un tantinet injuste, il reste qu’une remise en question s’impose. Histoire de remettre les pendules à l’heure.

Il est tout à fait normal que les députés qui représentent le changement soient quelque peu ébranlés ou perturbés une fois confrontés à la réalité au Parlement. Ils ont vécu de près le sale jeu du pouvoir politique en place lors du soulèvement du 17 octobre 2019, et une fois au Parlement ils ont subi brimades et moqueries de la part d’un des députés du Hezbollah, qui leur a asséné qu’"ils ne sont pas en train de manifester"… "qu’ils doivent discuter calmement"… "apprendre à débattre"… et qu’ "ils se trouvent au Parlement et non dans la rue"… allant même jusqu’à leur ordonner de se taire alors qu’il tentait de contourner le règlement intérieur du Parlement afin de faire élire Élias Abou Saab à la vice-présidence de la Chambre dès le premier tour.

De même, le président de la Chambre Nabih Berry les a traités comme des novices, n’ayant qu’une connaissance superficielle des lois auxquelles ils s’agrippent tels des enfants à leurs jouets. Il a néanmoins manœuvré en les ménageant afin que le processus électoral se déroule avec le minimum de tracas.

M. Berry a aussi essayé de leur faire comprendre l’absurdité de leur refus devant tout compromis, faisant valoir le prétexte du consensus. Il a aussi critiqué leur insistance à appliquer la Constitution, tandis que le député des Forces libanaises Georges Adwan les décrivait avec ironie comme étant "ceux qui se proclament du  changement".

À vrai dire, tous ceux qui représentent le pouvoir ont manifesté un certain mépris à leur égard. Quand on voit comment ces derniers ont manœuvré, on se dit que les tentatives pour les attirer dans un groupe ou un autre ne vont pas durer. Et pour cause: l’ancienne majorité au pouvoir a montré qu’elle est capable de réunir 65 voix pour faire élire les personnes de son choix, ce qui laisse présager de la suite. Les députés du changement finiront par être ignorés, puis marginalisés et enfin éliminés de l’équation, tout simplement.

Dès lors, il est inutile pour ceux qui ont vu dans la victoire des "députés du changement" un espoir de se défaire de ce pouvoir toxique au Liban de les accabler, de les accuser de trahison et de les faire passer pour des incapables qui ont échoué dès leur baptême du feu. Il serait au contraire plus judicieux de mettre en évidence les points positifs qu’ils ont marqués lors de la première séance parlementaire. Le premier est leur arrivée à la Chambre entourés des familles des victimes du port de Beyrouth. Le second est d’avoir contraint Nabih Berry à se conformer à leur demande de lire tous les bulletins de vote, après que ce dernier a ignoré ceux qui ne comportaient pas les noms exacts des candidats à la présidence ou à la vice-présidence de la Chambre. D’ailleurs cette requête était loin d’être anodine et cet épisode s’est avéré hautement symbolique car sur les bulletins de vote ignorés par Nabih Berry, il était écrit "justice" pour toutes les victimes d’injustices au Liban. D’emblée, par leur geste, les nouveaux députés ont voulu pointer du doigt ceux qui bloquent la justice pour protéger des criminels, dont les personnalités qui, à cause de leur négligence, sont tenues pour responsables de l’explosion du 4 août au port de Beyrouth. De même, les bulletins qui réclamaient "justice pour Lokman Slim" ont fait l’effet d’une claque à l’adresse de ceux qui représentent les criminels au nom du peuple. Des demandes de justice, toutes suivies d’un tonitruant "annulé" de la part de Nabih Berry, mais qui rappellent l’ampleur de l’implication des autorités dans certains crimes contre les Libanais. Et ce n’est pas peu, d’autant que la séance était retransmise en direct et que de nombreux ambassadeurs y assistaient à partir des gradins réservés aux invités.

Le camouflet, asséné plus particulièrement au tandem chiite Amal-Hezbollah qui bloque notamment l’enquête sur l’explosion au port, s’est bien fait ressentir, que ce soit dans les brimades d’un des députés du Hezbollah Hassan Fadlallah, et sa condescendance lorsqu’il a tenté de museler Paula Yacoubian, ou dans l’envolée lyrique de son collègue Ali Ammar, appelant Nabih Berry à la fermeté et à une gestion plus musclée de la séance parlementaire. Il est évident que le groupe des nouveaux élus donnera du fil à retordre à un Parlement habitué aux politiques politiciennes et décrié pour cette raison par un grand nombre de Libanais.

Pour toutes ces raisons, il est prématuré et déplacé de discréditer les nouveaux élus qui font depuis une semaine l’objet de campagnes acharnées visant à ternir leur image par le biais de rumeurs selon lesquelles certains d’entre eux seraient de mèche avec le pouvoir à des fins bien définies. Il est bien entendu nécessaire de relever d’éventuelles erreurs car des critiques objectives et constructives sont nécessaires pour les soutenir ou pour corriger le tir au besoin, notamment dans la perspective des échéances à venir. Ils ne doivent permettre à aucune partie au pouvoir de les attirer dans ses filets ou de les marginaliser, sans pour autant se tenir à l’écart du travail législatif qui devrait se faire au service des intérêts des Libanais.

Quoi qu’il en soit, la tâche des "députés du changement" s’annonce difficile et complexe. Leur mission est de tendre vers l’impossible sous un régime malveillant et puissant à la fois. Partant, il leur incombe d’explorer les moyens de résister et de multiplier les réalisations, fussent-elles minimes pour commencer, afin de convaincre les électeurs aux prochaines législatives qu’un changement est possible à travers les urnes et que les tentatives de déloger le pouvoir peuvent être payantes.

Pour que "la justice" ne soit plus "annulée" comme Nabih Berry l’a fait avec les bulletins réclamant équité et loyauté.