La délimitation de la frontière maritime avec Israël et son volet lié à l’exploration pétrolière, ainsi qu’à la délimitation de la zone économique exclusive soulèvent de nombreuses interrogations. Et pour cause, puisque ce dossier a d’emblée été utilisé par les acteurs locaux pour faire pression et servir des intérêts personnels lors des échéances constitutionnelles. De même qu’il a été utilisé par des partis surpuissants, le mettant au service d’agendas régionaux, iranien en l’occurrence, dans le cadre des négociations sur le dossier nucléaire.

Pour rappel, les négociations sur ce dossier ont été lancées en 2008 sous le gouvernement de Fouad Siniora, en pleine vacance présidentielle, et suite à l’accord de délimitation des frontières maritimes avec Chypre, qui n’a, au final, jamais été ratifié par le Liban.

En 2011, le président de la Chambre, Nabih Berry, a été chargé du dossier par Michel Sleiman et Saad Hariri, alors président de la République et Premier ministre. Dix ans plus tard, Nabih Berry a achevé sa mission avec l’annonce de l’accord-cadre qui régira l’organisation des pourparlers indirects entre les délégations militaires libanaise et israélienne à Naqoura, sous les auspices des Nations unies et de la médiation américaine.

À l’époque, Nabih Berry avait déclaré lors d’une conférence de presse: "Mon rôle s’arrête là. Les responsabilités sont désormais transférées à la présidence de la République, à la présidence du Conseil et au commandement de l’armée." À la suite de quoi, le président Michel Aoun a repris le dossier en main après la formation d’un comité militaire chargé de mener lesdites négociations indirectes.

Mais les réunions de Naqoura se sont arrêtées une fois que l’armée a rédigé le décret 6433 afin que le Liban préserve la totalité de ses droits, soit une zone totale de 2.290 km2, sur la base de la ligne 29, au lieu des 860 km2 revendiqués à l’origine sur la base de la ligne 23.

En amont de ces réunions, Gebran Bassil avait à l’époque tweeté: "S’il a fallu autant de temps et de solidarité pour parvenir à un simple accord-cadre, qu’en sera-t-il lorsqu’il s’agira de la démarcation de la frontière à proprement parler? Cette fois-ci, les négociations doivent se faire non pas à la manière perse ou arabe, mais à la manière libanaise, c’est-à-dire avec fermeté, dans le respect des droits, et flexibilité en termes de savoir et de solutions."

Avec l’annonce de l’accord-cadre, des parties extérieures ont fait part de leur consternation face à la conduite d’aucuns qui utilisent les négociations comme moyen d’échapper aux sanctions, redorer leur blason auprès de Washington ou améliorer leurs chances de remporter la future échéance présidentielle. Tandis que d’autres s’en servent comme carte de pression en faveur de l’Iran au niveau des négociations sur le nucléaire.

Le dossier de la démarcation des frontières n’a donc pas pris son cours naturel, dans le sens où il a été livré aux desiderata d’aucuns et de leurs intérêts, si bien que l’intérêt privé a supplanté l’intérêt public et celui du pays et des citoyens, resté de ce fait en bas des échelles des préoccupations.

Depuis quelques jours, l’unité flottante Energean Power, chargée d’extraire et de stocker les hydrocarbures offshore de l’État hébreu, est arrivée au champ de Karish. Selon des sources arabes bien informées, l’amarrage de cette plateforme gazière constitue un indicateur clair du cours pris en vue du règlement qui se prépare sur le plan régional. Ces sources sont confortées dans leur propos par l’absence de toute réaction négative, notamment de la part du Hezbollah, qui avait pourtant plus d’une fois menacé d’empêcher Israël de procéder à toute extraction si le Liban ne pouvait pas en faire de même. À ce propos, un dirigeant du Hezbollah a annoncé, au lendemain de l’arrivée de la plateforme, que le parti se réservera le droit de prendre les mesures qui s’imposent si le gouvernement accuse formellement Israël de violer le droit maritime, même si c’est finalement l’État qui fixe le cap. Mais force est de constater qu’il n’en fut rien puisque le président Mikati a bel et bien accusé Israël de violer le droit maritime sans que le Hezbollah ne bronche.

Selon les milieux informés, le mot d’ordre, relevant de considérations régionales, n’aurait pas encore été donné au Hezbollah. Ce dernier ne détient pas la clé pour décider de cibler la plateforme, notamment après la mobilisation et les mesures préventives prises par l’État hébreu, avec son Dôme de fer et les dispositifs d’alerte avancée fournis aux navires de la marine. Les conditions d’une attaque sont défavorables au niveau du Liban et de la région, et l’Iran n’y a aucun intérêt, étant en proie à un mouvement de protestations et de manifestations populaires, sans compter les assassinats, dans des circonstances pour le moins obscures, de deux hauts gradés des Gardiens de la révolution et les raids israéliens quasi quotidiens sur des sites iraniens et du Hezbollah en Syrie.

Pour un responsable arabe, les derniers développements en Méditerranée orientale au large du Liban et d’Israël ne sont guère plus qu’un moyen de pression en vue d’un règlement majeur, et ne constituent aucunement une déclaration de guerre, encore moins à un moment où la région est stable et calme.

Dans ce contexte, le Liban n’a trouvé d’autre moyen que d’appeler le médiateur américain à la rescousse. Et cela, sans prendre la peine d’appeler au préalable à une réunion pour établir une feuille de route qui préserve les droits du Liban sur sa richesse gazière, s’étonne un responsable militaire. Celui-ci plaide pour la signature sans plus tarder de l’amendement du décret 6433, en vue de sa communication dans les plus brefs délais aux Nations unies pour arrêter Israël dans sa persistance à grignoter la richesse du Liban. En outre, ce même responsable militaire s’étonne de l’absence de la nomination à la tête du comité militaire d’un successeur au général de brigade Bassam Yassine, après que ce dernier fut appelé à prendre sa retraite. L’objectif serait de relancer les réunions de Naqoura et d’écarter les propositions du médiateur, Amos Hochstein, perçu par la source militaire comme favorisant Israël au détriment du Liban, et cela, même sans être d’utilité à ceux qui aspirent à la levée des sanctions à leur encontre.

Par ailleurs, l’accord-cadre prévoit dans son article 5 que les accords obtenus au terme des négociations sur les frontières terrestres soient signés par le Liban et la Finul. Pour ce qui est des frontières maritimes, une issue sera trouvée afin que le Liban et Israël procèdent à la signature de l’accord ainsi qu’à sa mise en œuvre. Un expert militaire fait remarquer que les récents propos du député Mohamad Raad, qualifiant la proposition de Hochstein de "normalisation des affaires", sont un premier pas sur la voie de la normalisation.

Il reste qu’au regard des développements dans la région, des milieux arabes bien informés affirment que la démarcation maritime au Liban est supposée commencer par la démarcation de la frontière terrestre qui mettra fin à tous les problèmes. Le chercheur Issam Khalifé affirme que les frontières du Liban avec la Palestine ont été tracées en 1932, soit avant même l’occupation de la Palestine. L’accord d’armistice signé en mai 1994 a confirmé les frontières du Liban. Les documents ont été déposés auprès des Nations unies et attestent des faits.  Partant, le Liban doit exiger que les frontières terrestres soient arrêtées afin de procéder à la démarcation de la frontière maritime censée partir de la pointe de Naqoura, du rocher de Takhlit précisément.  Selon l’un des experts militaires, la fin de la délimitation de la frontière terrestre facilitera la démarcation de la frontière maritime. C’est alors que les opérations de prospection pourront débuter sous la protection de l’armée et de la Finul au Liban, et de l’armée israélienne de l’autre côté des frontières. Selon un responsable arabe, cette étape incitera le Liban à se tenir prêt, lorsque le règlement régional sera au point, pour prendre le train arabe en marche, une fois que le président syrien aura décidé de l’option régionale qu’il adoptera.

Le temps où l’on pouvait instrumentaliser le dossier de la démarcation des frontières et de l’exploration pétrolière au Liban dans de nombreux domaines et pour servir des dossiers locaux et extérieurs est révolu. Et ce, notamment en ce qui concerne le dossier de l’élection présidentielle, qui n’est plus lié à la démarcation ni même à la levée des sanctions, mais plutôt aux développements dans la région, au règlement majeur et au projet de paix sur lequel l’administration de Joe Biden planche. Le report de la venue de Joe Biden en Israël pourrait bien être lié au souci de bien préparer cette visite afin d’en garantir le succès, Biden la plaçant au même titre que celle de son prédécesseur, Donald Trump, durant laquelle ce dernier avait planté le cadre pour la mise en œuvre des accords d’Abraham.