Un délit d’initié sur le défaut de paiement annoncé par le Liban sur sa dette publique, commande une enquête: "Comment et pour quelles raisons les prix des CDS ont tellement changé avant la décision de défaut de paiement et qui sont les personnes qui auraient effectué de telles transactions en bourse?".  La BDL s’efforce d’obtenir une réponse mais la justice libanaise fait l’autruche.

Dans son interview exclusive du 3 juin 2022 à Ici Beyrouth, le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, a fait état d’une enquête sur un délit d’initié lié au défaut de paiement sur sa dette publique, annoncé en mars 2020 par le Premier ministre de l’époque, Hassane Diab. Pour la première fois dans l’histoire du Liban, le pays devait décider de ne pas rembourser les eurobonds arrivés le mois même à échéance et qui étaient d’une valeur de 1,2 milliards de dollars.

"Nous avons commissionné des chercheurs pour déterminer s’il y a eu ce genre de spéculations et qui s’y est livré", avait déclaré M. Salamé, laissant ainsi entendre que des personnes avaient eu vent de la décision du gouvernement, ce qui leur avait permis de réaliser indûment des plus-values. Un délit d’autant plus grave qu’il a accéléré l’effondrement du pays et plus particulièrement la dépréciation de la livre.

Juridiquement parlant, la déclaration de M. Salamé est supposée constituer une note d’information judiciaire qui permettrait au Parquet financier de déclencher à son tour une enquête. Mais pour se mêler à un tel engrenage, les instances qui prendraient à leur charge cette affaire devraient élucider deux points essentiels, comme l’explique le professeur Nasri Diab, avocat spécialisé en droit bancaire et financier: "Identifier les initiés et comprendre ce qui s’est passé sur les marchés internationaux, vu que l’enquête ne serait pas uniquement menée au Liban mais aussi à l’étranger".

Une fois cette première étape franchie, il faudra relier les deux éléments pour parvenir à la conclusion de savoir si délit d’initié il y a ou pas.

Riad Salamé avait lui-même reconnu qu’il s’agit d’un procédé qui prend du temps "parce que le marché des CDS  (Credit default swap, appelé parfois en français "couverture de défaillance") n’est pas un marché structuré, public. "C’est un marché hors bourse dans lequel des sociétés financières agissent pour le compte de clients déterminés", avait-il expliqué.

Qui sont les initiés?

D’après un magistrat interrogé par Ici Beyrouth, l’initié de droit est toute personne physique ou morale qui, fonction oblige, dispose de plein droit d’informations privilégiées sur une entreprise ou institution publique ou privée. C’est donc celui qui détient des informations auxquelles le public n’a pas accès et qui n’ont donc pas été rendues officielles. "Dans le cas précis évoqué par le gouverneur, il s’agirait de ministres, députés, fonctionnaires, conseillers ou employés de la Banque centrale, surtout que c’est la première fois que le Liban fait défaut sur sa dette externe", précise à son tour M. Diab.

L’initié aurait donc pu profiter de ces informations privilégiées de deux manières: soit en vendant des eurobonds qu’il détenait avant que le défaut de paiement ne soit annoncé et, par conséquent avant l’effondrement des prix, soit en pariant sur le défaut de paiement de la dette et en achetant ou en entreprenant des opérations sur les credit default swaps (CDS) qui sont des instruments de garantie des eurobonds et dont le prix a énormément fluctué avant mars 2020.

D’après M. Diab, "M. Salamé se penche sur ce deuxième mécanisme pour avancer sa thèse: comment et pour quelles raisons les prix des CDS ont tellement changé avant la décision de défaut de paiement et qui seraient les personnes qui auraient effectué de telles transactions en bourse?"

Des informations privilégiées à la portée de personnes privilégiées

On entend par information privilégiée toute connaissance qui n’est pas à la portée du public et qui, selon le président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic), Karim Daher, répond à deux conditions: "elle doit se rapporter à des produits financiers (comme les bons de trésor, les certificats de dépôts, les CDS) et aux parties qui les émettent. Elle doit aussi être précise et déterminée (lorsqu’elle se rapporte à des faits ou des situations qui ont eu lieu ou qui risquent d’avoir lieu et qui n’ont pas été divulgués)".

On entend par délit d’initié toute pratique frauduleuse en bourse reposant sur l’exploitation abusive d’informations inaccessibles au public en vue de générer des profits ou de se protéger d’une perte. Lorsque de telles informations sont exploitées, elles risquent d’influer d’une façon substantielle sur le prix des produits financiers ou des instruments financiers qui leur sont rattachés.

Il s’agit d’une pratique qui entraîne des sanctions pénales dans la mesure où elle dérègle les marchés à travers des procédés anti-concurrentiels. La loi 160 de 2011 sur les marchés financiers prévoit les sanctions suivantes: un an à trois ans de prison et une amende allant de deux à dix fois le montant estimé du gain. Le tribunal peut aussi juger de l’interdiction momentanée ou définitive du métier que la personne exerçait au moment où elle a commis le délit d’initié. Cette loi s’applique cependant uniquement aux transactions réalisées au Liban.

Même si les tenants et les aboutissants d’une telle affaire ne semblent pas facilement accessibles, deux procédures peuvent être enclenchées: la BDL peut choisir de mener une enquête préliminaire. Il lui est possible, à ce moment, de prendre des dispositions pour imposer des sanctions administratives ou disciplinaires uniquement à l’égard de ceux qui orbitent autour d’elle. Pour décider de sanctions pénales, le dossier devrait être déféré au parquet financier, qui lui aussi peut se saisir de l’affaire.

Or les autorités judiciaires compétentes semblent avoir opté pour la politique de l’autruche. Elles considèrent que le gouverneur de la banque centrale n’a pas émis officiellement une note d’information judiciaire pour qu’elles réagissent et mettent également en avant la complexité d’une enquête qui doit s’étendre, selon elles, à l’international. Une explication qui veut simplement vouloir dire qu’elles n’ont pas l’intention de bouger.