Un grand nombre de Libanais seraient révoltés et indignés de savoir que les services de sécurité compétents parviennent à démasquer les auteurs d’environ 90 % des crimes qui ont lieu sur le territoire libanais, et ceci en un temps record, alors que la plupart des dossiers des crimes à caractère politique, sinon tous, restent non résolus, en l’absence de la vérité, d’accusés, et principalement de justice. Pour faire face à cette amère réalité, le Liban a recouru à la justice internationale suite à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en février 2005. Ainsi, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), une cour pénale internationale, a été créée suite à une résolution du Conseil de sécurité en 2007. Depuis le début de l’enquête, le TSL a pu remonter à un certain nombre de personnes impliquées dans ce crime. Cependant, il n’a pas pu déterminer le principal responsable qui a planifié, organisé et exécuté ce crime qui a eu l’effet d’un séisme au Liban, ainsi que dans la région.

Depuis quelques jours, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) a officiellement achevé ses travaux d’enquête qui ont débuté en mars 2009, visant à juger les personnes accusées d’avoir perpétré l’attentat du 14 février 2005, qui a fauché Rafic Hariri et ses compagnons, soit vingt-trois personnes au total. Le procès des accusés s’est soldé par la condamnation de trois cadres appartenant à la cellule de sécurité du Hezbollah, à une peine d’emprisonnement à perpétuité.

Mais faire toute la lumière sur la vérité, qui jusqu’à présent reste partielle, pour un crime de cette ampleur qui ne peut se limiter à trois personnes uniquement, n’aboutira pas dans un pays incapable de localiser les accusés, et de les jeter en prison. Ce qui soulève un grand point d’interrogation quant à l’utilité des tribunaux internationaux concernant les crimes commis au Liban, après qu’il est devenu clair que les tribunaux libanais n’étaient nullement en mesure de statuer sur un dossier à portée politique. Preuve en est l’assassinat du militant et journaliste anti-Hezbollah Lokman Slim, et du photographe Joe Bejjani. Sans compter tous ceux qui les ont précédés, à l’instar de l’ancien leader du Parti communiste libanais, George Haoui, ou de l’ancien ministre Pierre Gemayel ainsi que les députés Walid Eido et Antoine Ghanem, sans oublier les journalistes Samir Kassir et Gébran Tuéni, de même que le directeur des  opérations de l’armée libanaise, le général François Hajj, et le capitaine Wissam Eid, directeur de la branche informatique auprès des Forces de sécurité intérieure (FSI), et du général de brigade Wissam al-Hassan, chef des renseignements des FSI, et enfin l’ancien ministre Mohammad Chatah, pour clôturer cette liste noire.

L’ancien ministre de la Justice, le professeur Ibrahim Najjar, estime qu’"avec la publication de la décision finale du Tribunal Spécial pour le Liban, il est devenu évident, pour les Libanais, que le Liban était non seulement incapable d’assurer la tenue d’un procès libre et de garantir l’indépendance de la justice au sein de son propre État, mais que ses autorités et ses institutions ont failli à leurs engagements à soutenir le tribunal et à mettre en œuvre ses décisions préliminaires".

Ainsi, "tous les efforts pour recueillir des preuves directes sont restés vains, et la décision finale a été rendue par contumace". Ce qui soulève une série de questions : "La création de ce Tribunal était-elle bien fondée ? Surtout quand on sait que ce crime à portée terroriste sans précédent impliquerait des acteurs régionaux ? Les frais déboursés pour ce tribunal ont-ils été amortis ? La réponse est mitigée. Oui, parce que malgré une attente qui a duré dix-neuf ans, nous avons enfin obtenu une réponse. Non, pour la simple raison que connaitre la vérité sur ce crime, ou avoir un jugement différé sans conséquences tangibles reste sans valeur.

Cependant, M. Najjar ajoute que le TSL était la seule alternative possible. "Certes, précise-t-il, l’observateur s’est constitué des convictions qu’il est dorénavant difficile d’ignorer. Mais, jusqu’à présent, nous ne savons pas qui est derrière la décision d’assassinat, qui a financé et organisé cette opération, qui a fourni une couverture sécuritaire aux complices, et surtout qui a commandité ce crime odieux".

L’ancien ministre Najjar explique dans un entretien à Ici Beyrouth "qu’avec l’accomplissement par la Cour d’une grande partie de son travail, celle-ci a encore des missions partielles et subsidiaires, mais l’autorité revient à présent à la justice libanaise". En d’autres termes, " les autorités judiciaires et pénales, ainsi que le procureur général près de la Cour de cassation devraient se saisir de l’affaire". L’ancien ministre de la Justice affirme que ce qui est certain, c’est que "tous les dossiers d’assassinats qui n’ont pas été résolus par le TSL sont aujourd’hui littéralement vides de substance", et que " l’impunité fait désormais partie intégrante de la culture libanaise. Une culture digne des civilisations barbares, incapables de se soumettre aux lois d’un État et de ses institutions".

Ibrahim Najjar estime "qu’avec les données disponibles aujourd’hui, il est devenu clair que la force et l’intimidation par les armes, la logique du non-État qui prévaut, ainsi que le recours à des puissances externes peuvent annihiler tout le travail judiciaire réalisé sur l’explosion du 4 août 2020".  Le Dr. Najjar se demande si c’est le Liban qui est réellement un État de non-droit, ou plutôt sa population qui est dans l’incapacité de générer un pouvoir digne et respectable ?

D’ailleurs, les enquêtes judiciaires du TSL mènent aux conclusions suivantes : une absence totale de pouvoir judiciaire au Liban, et une mise à l’épreuve de l’enquête sur le "crime du siècle", à savoir l’explosion du port de Beyrouth, qui piétine depuis environ deux ans. En effet, cette enquête a été gelée pendant des mois. Ses résultats ne seront apparemment pas publiés de sitôt, vu l’incapacité patentée du système judiciaire, et la mainmise du pouvoir en place sur le déroulement judiciaire du dossier, qui a pour conséquence de perturber continuellement le travail de l’enquêteur responsable de ce dossier crucial, le juge Tarek Bitar. L’expert en droit international et en sciences constitutionnelles, le Dr. Chafik al-Masri, va plus loin en évoquant "une portée politique régionale sur ce dossier, ayant pour but de restreindre le rôle essentiel du port de Beyrouth, en faveur d’autres ports secondaires".

M. al-Masri souligne dans une interview à Ici Beyrouth qu’une lecture politique des faits pourrait expliquer que l’élimination du port de la capitale libanaise est dans l’intérêt de plus d’une partie, notamment Israël, alors que seule la France insiste à maintenir le rôle de ce bassin maritime crucial pour le pays du Cèdre. Sur ce point, M. al-Masri déclare que "cela signifie la présence d’un chevauchement d’intérêts et de rôles régionaux et internationaux, qui rend sans aucun doute difficile toute enquête visant à clarifier la nature et les raisons de cette explosion."

L’expert évoque deux types de corruption qui règnent au Liban : la corruption structurelle basée, par exemple, sur la nomination par des hommes politiques de juges à certains postes clés, tout en disposant de leur permutation et de leur déferrement devant les autorités disciplinaires au besoin, d’une part, et la corruption fonctionnelle qui se produit lorsque le juge décide de retourner la faveur au dirigeant qui l’a placé, en plaçant tous genres d’embuches au travers d’une enquête, ou en rendant des décisions strictement politiques, d’autre part".  M. Masri explique que "même si la Constitution est claire concernant la séparation des pouvoirs, l’application est une autre affaire, puisque toute dérogation devient permise, concluant que "même une révolution judiciaire ne suffira pas à mettre fin à cette réalité amère".

En somme, selon un homme politique libanais averti, "c’est comme si nous étions en train de faire l’élégie d’une partie du Liban…"