Un vétéran de l’Éducation Nationale se lamentait l’autre jour et se demandait comment certains départements de l’Université libanaise étaient tombés si bas, minés qu’ils étaient par les scandales qui, en cascade, s’étalaient sur la place publique? Ce professeur de Sciences sociales dénonçait en outre l’état général des lieux et principalement l’ambiance déplorable qui régnait dans les locaux de l’enseignement: serrer la main d’une étudiante se révélait problématique au prétexte que celle-ci s’appelait Zeinab et qu’elle portait le voile identitaire. Il revoyait sa vie avec amertume: il avait, dans l’exercice de sa profession, tout donné, pour éveiller les esprits et aiguiser le sens critique de ceux qui suivaient ses cours, tout ce qu’un maître pouvait apporter à ses épigones sans distinction d’appartenance sociale ou religieuse. Et voilà que le laïciste en était arrivé à regretter l’ancien régime qui avait prévalu sous la Première République. N’avait-il pas comme membre du parti communiste libanais milité tout son soûl, depuis les années soixante, contre l’alliance abhorrée de la bourgeoisie compradore avec la "marouniya al-siassiya"? Car cette dernière n’était, à ses yeux de séditieux, qu’une déformation mentale, une survivance d’un autre âge et une incongruité de réactionnaires qui maintenait le système du partage confessionnel au niveau du pouvoir comme de l’administration.

Le "maronitisme politique" ayant perdu de sa superbe depuis l’accord de Taëf, notre professeur pouvait-il s’estimer satisfait? Difficilement, car l’Université nationale, son université, était entre-temps tombée dans l’escarcelle de la fatimiya al-siassiya (1) et c’est un tel capharnaüm. La laïcité qu’il prônait n’avait plus voix au chapitre dans l’antre du Savoir et l’appartenance confessionnelle y était revendiquée haut et fort. Foule d’étudiants et nombre d’enseignants faisaient désormais fi de la neutralité qu’auraient affiché avec fierté les universités libres d’Europe et d’ailleurs.

Cependant, par pudeur, il ne s’attacha à dénoncer ni le niveau des études, ni la qualité de l’enseignement, ni la valeur des diplômes depuis que s’était saisie des rouages de l’administration une coterie clientéliste appuyée en sous-main par un pouvoir politique inamovible. Notre ami regrettait néanmoins le bon temps où cette institution fut le joyau, internationalement reconnu, du système éducatif libanais. C’était à l’époque bénie qui précéda la déflagration de 1975, quand le courant politique isolationniste, qu’il passa sa vie active à pourfendre, pouvait faire valoir ses droits et imposer des standards qualitatifs.

Des années d’investissement humain pour en arriver là? devait-il s’avouer.

Une question cependant: en sa qualité d’expert et de familier des mouvements sociaux et de leurs clivages, n’avait-il pas vu venir ce nivellement par le bas? Pris d’un haut-le-corps salutaire, il aurait pu réagir et prévenir les siens, ceux de son bord politique, quant au péril menaçant.

La réponse, je n’allais pas la trouver auprès de lui, mais auprès d’un autre "tovaritch" (2) qui avait suivi un parcours professoral parallèle et qui autrefois avait poussé l’impudence jusqu’à justifier le mur de Berlin, les goulags et autres camps de rééducation soviétiques. Dans sa tentative d’explication, cet ex-apparatchik mit son aveuglement sur le compte de la grille d’interprétation marxiste qui l’avait abusé, lui et tant d’autres; il ne manqua pas d’avouer qu’il avait persisté dans l’erreur par solidarité avec les camarades brejneviens et… par haine des siens, si repus dans leur confort. Ce n’était qu’erreurs de jeunesse et là, revenu de tout, il avouait: "Nous avons tous été cocufiés par les idées qui nous avaient emballés à un moment donné ou par les hommes qui ont emporté notre adhésion: moi par Vladimir Oulianov dit Lénine et toi par le général Michel Aoun", me confiait-il pour se disculper quelque part.

Tout le monde peut se tromper, non?

  1-"Fatimisme" politique ou chiisme politique
  2-"Camarade" en russe