D’aucuns pensaient que l’Europe avait atteint sa majorité. Qu’il n’est plus question de conflits entre puissances industrielles alimentant des batailles dans le seul but de grappiller un territoire de-ci, un débouché stratégique de-là. Que les guerres sont devenues l’apanage des pays en développement. Une lubie d’autocrates immatures en quête de faits d’armes pour exhiber (et prouver) leur virilité.

L’Europe a fait pendant des siècles son baptême du feu. Les Européens ont saisi, à leurs dépens, l’idée que la guerre est la pire des solutions. Que la plus triomphale des batailles est celle qu’on ne livre jamais. Première Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale, sans parler des guerres coloniales, guerres civiles, celles par procuration. L’Europe a tout vu. Elle a tant souffert. La seule gloire qu’elle a récoltée est celle d’être capable de bannir irrévocablement la guerre et choisir la voie du partenariat, de la coopération, et donc de la paix.

C’est la raison d’être et la cause originelle de la création de l’Union européenne. Une communauté imparfaite, certes. Une tour de Babel, bien sûr. Une politique étrangère et de défense commune presque inexistantes, évidemment. Mais, au moins, les citoyens y vivent en paix et en sécurité. Ce ne sera jamais le paradis. Les problèmes sont nombreux. L’inflation, la récession, les crises, le dérèglement climatique, la pollution, le terrorisme, le racisme, la xénophobie, l’intolérance, Silvio Berlusconi, Viktor Orban, les frères Kaczynski… Tous ces fléaux ne peuvent pas égaler une journée d’horreur à Auschwitz, une nuit sans sommeil à Guernica, une seconde éprouvée par Jean Moulin chez la Gestapo.

Bien sûr, il y avait les guerres d’Irlande… La Bosnie, la Tchétchénie, le Goulag, la répression. Mais l’époque des guerres au niveau continental était bien révolue. Et puis, ce funeste jour du 24 février 2022, l’Europe replonge dans le passé. Les vieux démons se réveillent.

Rien ne sera plus comme auparavant. L’Allemagne se découvre soudainement dénudée, elle consacre 100 milliards d’Euros pour se réarmer. Jeudi, Paris annonce qu’elle relocalisera dans l’Hexagone la production de poudre pour les obus d’artillerie. Le même jour, le britannique BAE Systems annonce avoir enregistré des commandes records, " dans un contexte de menaces élevées ".

Où va-t-on? Vladimir Poutine, après avoir déclaré vouloir protéger les russophones du Donbass et, plus tard, combattre les " nazis " à Kiev, le voilà proclamant que la Russie combat actuellement en Ukraine pour ses " terres historiques "! Heureux celui qui trouve la logique européenne dans cette rhétorique. On pensait que le regard vers le passé, la vendetta nationaliste et les revendications territoriales avaient disparu à jamais. Que les Européens font désormais les affaires ensemble, coopèrent, profitent, circulent, commercent, échangent (en utilisant une monnaie unique pour la plupart) dans un espace habité par 500 millions de citoyens. Qu’ils " font l’amour ensemble et l’Europe de demain ". Plus d’oncle Martin qui aimait les Tommies, encore moins d’oncle Gaston qui aimait les Teutons.

Comment en est-on arrivé là? Sans entrer dans un débat stérile pour désigner un coupable, il nous faut se rappeler deux vérités essentielles: dans la guerre, les premiers perdants sont les citoyens. Les civils, plus particulièrement les enfants. Les modérés aussi, les pacifistes, les âmes belles et tolérantes. Dans cette guerre en Europe, le perdant ultime est la Russie. Cette pauvre Russie si riche qui, depuis Pierre le Grand jusqu’à Gorbatchev, a manqué, ô combien d’occasions, de rejoindre le concert d’autres nations.