Prise dans la tourmente de la guerre entre Israël, d’une part, et l’Iran à travers ses proxies, notamment le Hamas et le Hezbollah, d’autre part, la situation au Liban s’enfonce dans le brouillard. Menacé par une nouvelle escalade militaire, le pays, qui n’a plus son mot à dire, est au cœur de nombreuses négociations internationales, négociations qui semblent encore non définies et qui, d’ailleurs, peinent à voir le jour.
De visite en visite à Beyrouth, émissaires et diplomates orientaux et occidentaux se heurtent à divers obstacles, dont principalement celui de l’absence de véritable décision politique concernant la conjoncture actuelle. Le mot d’ordre qui déterminerait la situation sur l’échiquier régional ne semble pas avoir été donné, chaque protagoniste tentant de jouer au mieux la carte politique qu’il détient. Le tout, selon les intérêts de chacun.
Et, comme à l’accoutumée, c’est sur le territoire du Liban non souverain que les parties prenantes se disputent leur part du gâteau d’après-guerre. Entre le rôle de la Russie à la frontière libano-syrienne, la venue potentielle – non encore confirmée – de l’émissaire américain, Amos Hochstein, les perspectives de trêve et d’élection présidentielle au Liban qui s’opposent à celles d’un élargissement du conflit, les enjeux se multiplient et baignent surtout dans le flou le plus total.
Divergence de discours?
Si certains acteurs internationaux évoquent, depuis quelques jours, la possibilité de stabiliser temporairement la situation au Liban, notamment en prévision de l'investiture de Donald Trump, des divergences flagrantes apparaissent dans les discours politiques et militaires, tant israéliens qu’iraniens/hezbollahis. Paradoxes qui “ne sont pas pour autant contradictoires”, comme l’affirme David Rigoulet-Roze, chercheur à l'Ifas (Institut français d'analyse stratégique), associé à l'Iris (Institut des relations internationales et stratégiques) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques chez l'Harmattan.
Dimanche, le chef d'état-major de l'armée israélienne a approuvé “l'élargissement de la manœuvre terrestre dans le sud du Liban”, alors que le ministre israélien de la Défense, Israel Katz, a considéré que le Hezbollah avait été “vaincu” et qu’il appartient désormais à l’État hébreu “de récolter les fruits de cette victoire en changeant la situation sécuritaire au Liban”. Il a également précisé que “si la communauté internationale agit comme il se doit et facilite l’élection d’un président au Liban, toute la donne pourrait changer”. De son côté, le ministre israélien des Affaires étrangères, Gideon Saar, a fait état lundi de “certains progrès” en vue d’un cessez-le-feu au Liban pour lequel ils seraient en train de travailler avec les Américains.
“Évoquer l’extension de l’opération terrestre au sud du pays n’est pas contradictoire avec les déclarations susmentionnées, puisque, du point de vue israélien, il s’agit d’un moyen de pression et d’une façon de capitaliser les gains obtenus au détriment du Hezbollah”, explique le professeur Rigoulet-Roze. Pour les Israéliens, “les négociations ne constituent pas un retrait inconditionnel, mais une manœuvre leur permettant d’exercer une pression politique dans le cadre de négociations, principalement menées par l’émissaire américain, Amos Hochstein”, qui œuvre dans le sens de la mise en œuvre d’une trêve prolongée pour permettre l’organisation d’un dialogue politique et la gestion de la crise humanitaire.
Trêve ou pas trêve?
Le 30 octobre dernier, un plan selon lequel une trêve de 60 jours serait instaurée entre Israël et le Hezbollah a été soumis à plusieurs exigences. Selon le média saoudien Al-Hadath, après des discussions menées avec le Premier ministre sortant, Najib Mikati, et le président du Parlement, Nabih Berry, le Hezbollah aurait accepté deux des principales conditions imposées par Israël pour parvenir à un cessez-le-feu, à savoir le retrait au-delà du fleuve Litani et le désarmement au Liban-Sud. Il aurait, en revanche, refusé la flexibilité opérationnelle que souhaiterait l’État hébreu pour pouvoir contrôler la bonne application de ses exigences. “Il s’agirait d’une transition de 60 jours durant laquelle un retrait du Hezbollah (non encore établi pour l’instant) permettrait à l’armée libanaise de se positionner au Liban-Sud et de vérifier tout démantèlement des infrastructures du Hezbollah avant que les Israéliens se retirent”, signale le professeur Rigoulet-Roze.
Un autre objectif stratégique pour Israël est celui du transfert d’armes: Tel-Aviv entend empêcher toute arrivée d’armes à destination du Hezbollah, notamment via la frontière syrienne. D’où le rôle primordial de la Russie dans ce dossier.
Quelle place pour la Russie à la frontière syrienne?
L'un des principaux sujets des négociations concernant le Liban est la gestion du transfert d’armements vers le Liban. Soucieux de la menace que constitue le Hezbollah, Israël a exprimé de vives inquiétudes concernant l’acheminement d'armes en provenance de Syrie à destination de la milice. Face à cette inquiétude israélienne croissante, la Russie a proposé de jouer un rôle clé en assurant une surveillance accrue des frontières entre la Syrie et le Liban pour empêcher de telles manœuvres.
“Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les relations entre le président russe, Vladimir Poutine, et le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, ne sont pas des plus mauvaises. Il n’y a jamais eu de contentieux lourd avec la Russie”, souligne le professeur Rigoulet-Roze. “Il faut dans ce contexte signaler l’accord tacite qui n’a jamais été remis en cause, celui selon lequel Ia défense anti-aérienne à Damas est de fait ségréguée et non intégrée à celle des Russes”, poursuit-il. Et le professeur d’ajouter: “Les Russes ne se sont jamais interposés pour défendre le pays contre les frappes israéliennes et ne les ont jamais interceptées.”
Pour Moscou, la priorité est de conserver son accès sur la Méditerranée, et donc de préserver ses bases: navale à Tartous, à quelque 25 kilomètres au nord de la frontière syro-libanaise, et aérienne à Hmeimim, au sud-est de la ville de Lattaquié. “Or, un engagement total dans le conflit actuel pourrait coûter aux Russes la chute du régime de Bachar el-Assad”, note M. Rigoulet-Roze.
Une destitution du président syrien pouvant menacer la présence des bases russes en Syrie, Moscou serait aujourd’hui en mesure de jouer le rôle de médiateur dans cette affaire, aux côtés de M. Hochstein qui, lui, déploie ses efforts pour une détente au Liban. L’émissaire américain devrait ainsi se rendre prochainement à Beyrouth, avec l’aval implicite de Donald Trump. “M. Hochstein est toujours annoncé au Liban”, signale Fadi Assaf, cofondateur de Middle East Strategic Perspectives, spécialisé dans les affaires internationales, la défense et la sécurité, notamment au Moyen-Orient. “Il aimerait achever son mandat en offrant une victoire au président sortant, Joe Biden, d’autant plus que la nouvelle administration ne devrait pas s’y opposer”, ajoute-t-il. Pour y procéder, M. Hochstein entreverrait un élargissement du champ d’application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies, qu’il avait considérée en octobre dernier “non suffisante” pour mettre fin au conflit.
Application de la 1701: par quels moyens?
Pour M. Assaf, “d'ici à l'installation de l’administration Trump, c’est plus ou moins ‘business as usual’ pour Israël”. D’après lui, l’État hébreu a pris à son compte, en quelque sorte, la mise en œuvre manu militari de la résolution 1701 et d’autres résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, dont la 1559 qui, d’ailleurs, figure dans le préambule de la 1701.
Israël entend faire respecter ces dispositions (dont principalement le désarmement des milices et le déploiement des soldats libanais et des Casques bleus à la frontière) par la force des armes et par les voies diplomatiques. “Sa campagne militaire se poursuit donc au Liban et en Syrie, et ses tractations diplomatiques s’élargissent”, explique M. Assaf. “Parallèlement aux opérations menées au Liban et qui risquent de prendre de l’ampleur (l’État-major militaire attendra le feu vert politique pour ce faire), Benjamin Netanyahou prépare la voie à une coordination plus étroite avec la prochaine administration, tout en sollicitant la coopération de la Russie dont le rôle risquerait, in fine, de n’être qu’un rôle d’appoint, diplomatique surtout”, souligne-t-il.
Pour sa part et sur le champ de bataille, le Hezbollah joue sa survie politique. “Il espère parvenir à une trêve sur laquelle il pourrait rebondir politiquement. Il ne s’avouera jamais vaincu”, indique M. Assaf. Et ce, malgré la situation désastreuse dans laquelle il se trouve actuellement. L’expert rappelle à cet égard la débâcle militaire de la formation dans le Sud malgré une propagande efficace qui fait miroiter une maîtrise du terrain par les combattants pro-iraniens; la désorganisation générale du Hezbollah en dépit des efforts déployés par les Iraniens pour éviter son effondrement brutal; la déstabilisation de ses circuits logistiques et financiers visés méthodiquement ces dernières semaines; et les pressions populaires croissantes induites par les destructions et leurs conséquences sociales et économiques.
“Le Hezbollah attendra donc le moment propice pour annoncer une ‘victoire’ qui lui permettrait d’éviter le risque d’une impensable marginalisation politique. Il lui suffit donc de tenir indéfiniment, malgré la défaite annoncée. Tenir jusqu’au moment où Israël consentirait à négocier un cessez-le-feu”, affirme M. Assaf.
Les conditions, telles qu’elles se présentent aujourd’hui, ne sont pas propices à une telle solution, puisque chaque acteur essaie de maximiser ses “gains”. Entre-temps, vu les rivalités qui s’expriment à l’heure actuelle, le rôle de l’Organisation des Nations unies s'en trouve amoindri, l’instance étant, selon le professeur Rigoulet-Roze, “une caisse de résonance des souverainetés qui s’équilibrent en fonction de leurs intérêts géopolitiques”. En somme, la situation au Liban demeure extrêmement volatile et les négociations en cours se heurtent à de nombreuses difficultés. Si le rôle de la Russie comme garant du contrôle des armes semble être une proposition pragmatique pour limiter l'escalade, les discours contradictoires sur la trêve et l’élargissement des opérations israéliennes rendent incertain l’avenir immédiat du pays. Quant à la mission de M. Hochstein, elle pourrait se heurter aux réalités militaires sur le terrain. Le Liban se trouve donc à un carrefour où les ambitions diplomatiques et les réalités militaires risquent de s’affronter pour un temps encore indéfini.
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