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Cette posture de domination totale est une imposture. ©Ici Beyrouth

Des tyrans qui tombent, des peuples qui se libèrent : la servitude volontaire, concept-clé pour comprendre les mécanismes psychologiques et politiques de la soumission et de l'émancipation, à la lumière de l’analyse psychanalytique.  

"Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux"

Cette citation sur la sujétion individuelle et collective consentie est attribuée à Étienne de La Boétie, auteur du Discours de la servitude volontaire. Publié en 1576, il y développe une pensée d'une étonnante modernité sur les fondements de la tyrannie et les raisons de la soumission des peuples, pensée rendue encore plus actuelle par les bouleversements politiques et sociaux qui secouent actuellement le Liban et notre proche environnement.

Il y pose une question essentielle: comment expliquer qu'un seul homme puisse dominer des millions d'autres qui pourraient aisément le renverser? Sa réponse est que cette servitude n'est pas seulement imposée par la force mais consentie, voire désirée. C'est le peuple lui-même qui renonce à sa liberté et non uniquement le tyran qui la lui arrache. 

Avec une grande finesse psychologique, La Boétie analyse les ressorts par lesquels le dictateur assoit et maintient son emprise. Il montre comment une partie de la population devient l’instrument de son propre asservissement en recherchant la complicité et les faveurs du tyran. Il relève une normalisation de la soumission allant jusqu’à faire oublier le goût de la liberté.

Mais surtout, il insiste sur l'illusion fondamentale qui soutient l'édifice tyrannique : la croyance que ce pouvoir est inamovible, alors qu'il ne tient que par l’assujettissement volontaire de ceux qui le subissent. Le passage suivant n’a pas pris une ride depuis le XVIe siècle: ​​​​​"Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner), c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes !"

L’image, pour illustrer son propos est lumineuse: les tyrans sont comme des arbres nourris par leur sève, sans laquelle ils n’ont plus de vie. Si elle cesse de les alimenter, "ils demeurent nus et défaits". Sa solution ? Ne soyez plus cette sève ! "Soyez donc résolus à ne servir plus, et vous voilà libres".

À travers la clarté de son style et la force de ses arguments, le Discours de la servitude volontaire se présente comme un texte visionnaire, qui préfigure les analyses de la psychanalyse sur les racines psychiques de la soumission. Il offre une grille de lecture politique et psychologique pour comprendre ce mystère toujours recommencé de l'asservissement des peuples.

Nous savons bien maintenant que la psyché humaine est conçue comme le lieu d'un conflit permanent entre trois instances: le Ça qui est le réservoir des pulsions, le Surmoi qui intériorise les interdits, et le Moi qui tente de concilier leurs exigences contradictoires. Cette dynamique conflictuelle est au cœur du fonctionnement psychique et peut conduire l'individu à une forme d'auto-tyrannie, en particulier lorsque le Surmoi devient excessivement sévère et répressif.

Ce surmoi collectif agit alors comme une figure tyrannique intériorisée, poussant le sujet à se soumettre à une autorité extérieure dominatrice. Cette soumission passe par différents mécanismes de défense tel que, par exemple, le refoulement, qui consiste à expulser de la conscience les désirs et les pensées jugés dangereux. Cette autocensure fonctionne comme une prison mentale, confinant l'individu dans un état de sujétion à des forces répressives qu'il a, pourtant, lui-même intériorisées.

La dimension narcissique joue aussi un rôle important, l'agressivité du sujet se retournant contre lui-même dans un mouvement masochiste qui le pousse à accepter, voire à rechercher l’emprise. Sur un plan personnel - car on peut retrouver un tyran dans chaque famille - et afin de se libérer de cet asservissement intérieur, le travail analytique visera à rendre conscient l'inconscient, à mettre au jour et à résoudre les conflits psychiques, afin de permettre au sujet de s'en émanciper. Il s'agira de dénouer les liens de cette soumission aliénante pour accéder à une position désirante plus libre et assumée.

Lacan prolongera et renouvellera cette réflexion en s'intéressant au rapport du sujet à l'Autre, à l’ordre symbolique du langage et des signifiants qui le déterminent. Il montre que le sujet est toujours déjà pris dans une relation de dépendance et d'assujettissement au désir de cet Autre. Cette soumission structurelle peut devenir le paradigme d'une sujétion plus globale à l'autorité tyrannique.

Lorsque le sujet trouve une forme de jouissance dans cette position de subordination, il s'en remet au désir de l'Autre pour obtenir un apaisement et un sens à son existence, fût-ce au prix de sa liberté. L'exercice tyrannique du pouvoir s'appuie sur cette disposition psychique, en incarnant une figure de maîtrise absolue supposée combler le manque constitutif du sujet. 

Mais cette posture de domination totale est fondamentalement une imposture. La puissance du tyran ne tient en réalité que par la croyance et le soutien que lui apportent ceux qui le reconnaissent comme tel. Son autorité ne repose que sur le fantasme d'une toute-puissance affichée, masquant la fragilité de sa position subjective.

Dès lors, sortir de la servitude volontaire implique pour le sujet de s’émanciper du désir de l’autre, de prendre conscience de son propre désir et de s'en faire le porteur. Cette émancipation passe par un réaménagement subjectif, de la soumission à l'assomption d'un "je" désirant. Cela demande de franchir les obstacles formés par la peur, le conformisme et la normopathie ambiante, de perdre les illusions rassurantes procurées par la sujétion, pour oser se faire sujet de son propre destin.

Au niveau collectif, la libération d'un peuple du joug tyrannique suppose également un cheminement psychologique et politique complexe. L'instrumentalisation de la peur, cultivée et entretenue par le pouvoir, constitue souvent le principal facteur d'inhibition, poussant à préférer la soumission à l'incertitude de la liberté.

S'y ajoute également une fascination ambivalente pour la figure tyrannique, "la figure de l’un" , nourrie par une part d'identification et de projection fantasmatique, au point que sa disparition sera ressentie comme un manque ! La voie de l'émancipation commence donc par une prise de conscience salutaire: réaliser que la puissance du tyran n'est qu'une illusion nourrie par notre propre collaboration à son funeste projet. 

Mais cette résolution ne peut se limiter à un simple acte de volonté ou à une insoumission ponctuelle. Elle engage un travail de subjectivation en profondeur, pour dépasser ce qui est devenu une peur de la liberté - comme celle que ressent un prisonnier au terme de son incarcération - afin d’endosser la responsabilité d'une existence autonome et souveraine. C'est un processus à la fois individuel et collectif, nourri par une vigilance sans cesse renouvelée. 

L'injonction de La Boétie à se tenir debout face aux tyrans résonne comme un appel à la clairvoyance et au courage, qui garde toute son actualité, particulièrement dans notre pays. Elle nous invite à ne pas céder sur notre désir de liberté, à résister aux séductions des despotismes intérieurs et extérieurs.

Dans cette perspective, la stratégie la plus efficace n'est pas toujours celle de la confrontation frontale. C'est d'abord en refusant intérieurement son propre consentement, en retirant son concours et sa légitimation au pouvoir tyrannique qu'on l'affaiblit et qu'on en prépare la chute. Cette forme de résistance subversive ouvre paradoxalement la voie à un renversement profond des rapports de soumission, une voie d'émancipation exigeante mais porteuse d'espoir, où l'affirmation de la souveraineté du sujet se conjugue avec l'aspiration à une société plus libre et plus juste.   

Le destin de la liberté se joue sur une ligne de crête fragile mais décisive, dans notre capacité à refuser de mettre genou à terre devant toutes les formes d'oppression, intimes ou collectives. Là est le message toujours actuel de La Boétie, qui en appelle à notre responsabilité éthique et politique. Sa voix singulière ne cesse de nous interpeller à travers les siècles, pour que grandisse en nous l'élan d'une rébellion créatrice.

 

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