
C’est l’histoire de la vision d’un génie tenace. Dans les studios Rockfield, Freddie Mercury façonne Bohemian Rhapsody, un projet insensé qui défie l’industrie musicale et transforme quelques notes griffonnées en un chef-d’œuvre rock intemporel.
Personne n'y croit, sauf lui. Quand Freddie Mercury présente aux membres de Queen son projet d'une chanson-opéra excessive, sans refrain reconnaissable et durant près de six minutes, le doute règne. Trop longue pour la radio, trop compliquée pour l'auditeur moyen, trop chère à produire, trop... tout. Pourtant, l'Histoire donne raison à cet avant-gardiste obstiné dont l'ambition artistique ne connaît aucune limite.
La naissance de Bohemian Rhapsody remonte à la fin des années 1960, bien avant que Queen ne devienne un nom célèbre. Mercury griffonne déjà des morceaux de ce qui deviendra son œuvre majeure sur des bouts de papier dispersés. Cette vision, il la porte en lui pendant des années, peaufinant mentalement chaque transition, chaque harmonie, chaque effet dramatique.
Ce n'est pas qu'une chanson, c'est une révolution musicale. Un manifeste artistique qui remet en question les conventions de l'industrie musicale. Mercury veut créer une expérience musicale spectaculaire, un voyage en plusieurs actes, une pièce qui transporte l'auditeur d'une ballade douce jusqu'à une explosion hard rock, en passant par un passage opératique hallucinant.
Six semaines d’acharnement pour un son inédit
À l'été 1975, l'équipe s'enferme aux studios Rockfield au pays de Galles. Ce qui devait être un enregistrement classique devient rapidement un projet colossal qui dure six semaines. Les limites techniques de l'époque compliquent tout avec seulement 24 pistes analogiques disponibles. Le groupe doit faire preuve d’ingéniosité en permanence.
Pour recréer l'effet d'un chœur d'opéra impressionnant, Mercury, May, Taylor et Deacon superposent leurs voix des dizaines de fois, jusqu'à atteindre plus de 160 pistes vocales. Les bandes magnétiques, réutilisées encore et encore, deviennent presque transparentes, fragilisées par cette quête de perfection.
"Nous avons passé des journées entières à chanter 'Galileo' à différentes hauteurs," raconte Brian May. "Freddie a tout en tête. Il arrive avec des partitions griffonnées et nous guide note après note, harmonie après harmonie, jusqu'à ce qu'il obtienne exactement ce qu'il imagine."
La section opéra, qui constitue le cœur de la chanson, représente à elle seule un exploit technique impressionnant. Roger Taylor, poussé à ses limites pour atteindre des notes très aiguës, en garde un souvenir pénible. Chaque "Magnifico", chaque "Figaro", chaque "Bismillah" demande des heures de travail minutieux.
Le producteur Roy Thomas Baker pense d'abord que Mercury plaisante en lui décrivant son idée. Mais quand il en saisit l’ampleur, il devient un allié essentiel. Ensemble, ils repoussent les limites techniques de leur époque pour créer un son qui semble venir d'un autre univers musical.
Un refus qui donne naissance à une légende
"Personne n'écoutera jamais ça." C'est la réaction sans appel des dirigeants d'EMI lorsque Queen leur présente le morceau terminé. Trop long, trop compliqué, impossible à passer en radio. Les critiques contre Bohemian Rhapsody s’enchaînent et son avenir semble compromis.
Mais Mercury ne plie pas. Hors de question de couper sa création. Il impose ses conditions et tranche. "Faites-en ce que vous voulez, mais ne la coupez pas, sinon je ne vous la donne pas," affirme-t-il, défiant sa maison de disques.
L’intervention inattendue de DJ Kenny Everett change tout. Séduit par l’audace du morceau, il le passe 14 fois en un seul week-end sur Capital Radio. La réaction est immédiate et la demande explose dans les magasins de disques britanniques. Face à la pression du public, EMI finit par céder et sort la chanson en entier.
Le clip vidéo, tourné en quatre heures pour seulement 4.500 livres, casse, lui aussi, les codes. Les visages du groupe flottant dans l’ombre deviennent une image culte et posent les bases de ce qui deviendra plus tard l’industrie du clip musical.
Le public donne raison à Mercury. Le résultat ne se fait pas attendre. Bohemian Rhapsody reste neuf semaines en tête des classements britanniques, un record à l’époque. Mais son plus grand succès est sa capacité à traverser les générations. En 1991, après la mort de Mercury, elle revient en haut des classements, preuve de son intemporalité.
Sur scène, Queen doit résoudre un problème bien réel. Comment jouer une chanson aussi complexe en live? La solution est astucieuse. Pendant la partie opéra, le groupe quitte discrètement la scène tandis que l’enregistrement joue, avant de revenir pour le final explosif. Ce qui aurait pu être un point faible devient un moment théâtral marquant.
Cinquante ans après sa sortie, Bohemian Rhapsody reste un chef-d’œuvre unique. Enseignée dans les écoles de musique, reprise par des générations d’artistes, elle continue de captiver par sa construction hors normes et son ambition immense. Le génie de Mercury est peut-être d’avoir créé une œuvre si originale qu’elle ne peut être vraiment imitée, et si profonde qu’elle révèle toujours de nouveaux détails à chaque fois qu’on l’écoute.
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