
Dans son atelier d’écriture, Georges Perec s’inspire des notices d’utilisation pour faire tourner les mots comme un tambour de machine à laver. En explorant le quotidien, il crée une littérature où les objets ménagers deviennent des sources d’invention et de poésie.
C’est un tambour, un bruit sourd, des cycles, des programmes. Une porte ronde s’ouvre sur la lessive du monde. Une machine à laver, donc. Mais chez Georges Perec, ce n’est jamais juste un appareil. c’ est un déclencheur, un (son) moteur d’écriture. Car dans l’atelier de ce maître des contraintes littéraires, chaque objet du quotidien peut devenir source d’invention. Même, et surtout, les plus simples.
On pourrait imaginer ce début, très perecquien: «Lave-linge à ouverture frontale, capacité 5 kg, essorage 800 tours/minute.» Une phrase technique, mais qui pourrait ouvrir un roman ou un poème. Perec disait, en plaisantant à moitié, que le mode d’emploi est une forme de littérature. Il en a fait un outil d’écriture. Lui qui aimait les règles, les listes, les formes fixes, voyait dans les appareils ménagers une autre manière de faire bouger la langue, comme un tambour de machine.
Ce n’est pas un hasard si la machine à laver apparaît dans La Vie mode d’emploi (1978), l’un de ses livres les plus ambitieux. Ce roman raconte, pièce par pièce, un immeuble parisien et tous ses habitants. La machine y figure dans une salle de bain ou une buanderie, discrète mais bien présente. Surtout, elle devient un reflet de la structure même du livre. L’essorage, c’est la langue mise à l’épreuve. Le prélavage, une plongée dans les souvenirs. L’adoucissant, une touche de poésie. Chaque bouton raconte quelque chose.
Cette obsession pour les objets du quotidien traverse d’autres de ses œuvres, plus expérimentales encore. Dans Un homme qui dort (1967), le narrateur s’efface du monde, regarde sa vie passer sans intervenir. Tout devient mécanique et répétitif. Le frigo bourdonne, la lampe éclaire seule, la machine à laver tourne en boucle. Ces objets rythment une vie sans désir. Ils remplissent l’espace laissé vide par l’absence de volonté. L’électroménager devient alors un personnage à part entière.
Mais c’est dans L’Infra-ordinaire (1989), recueil publié après sa mort, que Perec pousse le plus loin cette idée. Il y interroge notre quotidien: «Qu’avons-nous fait de nos journées ? De nos gestes ? De nos objets ?» Là, la machine à laver devient un symbole de ce que nous ne voyons plus. Comme la boîte de conserve, elle fait partie du décor. Elle est invisible à force d’être là. Pour Perec, écrire, c’est justement redonner de l’importance à ce qu’on ne regarde plus.
C’est tout le contraire du romantisme. Là où d’autres parlent de grands paysages, de passions brûlantes ou de mystères, Perec choisit la prise électrique, l’interrupteur, le mode d’emploi. Et c’est dans cette attention au simple que se trouve sa force. Il fait de l’évier une scène, de la poussière un sujet, du lave-linge un objet littéraire. Sa grandeur, c’est d’avoir su écrire sur les choses que personne ne trouve intéressantes.
La machine à laver est aussi, chez lui, un clin d’œil à son époque: les Trente Glorieuses, quand les foyers s’équipent d’électroménager, quand le confort devient un rêve à portée de main. C’est un objet qui soulage les corvées. Mais c’est aussi un symbole de routine, de répétition. Perec ne tranche pas. Il regarde, avec tendresse, avec humour. Il veut comprendre ce que ces objets disent de nous, de nos habitudes, de nos attentes.
Mais au fond, ce que Perec essore vraiment, ce ne sont pas les vêtements. C’est la langue. Il la tord. Il lui fait faire des tours, des cycles. Sa prose, comme un vêtement qui sort de la machine, n’est jamais bien repassée. Elle garde des plis qui racontent quelque chose.
Et puis, il y a cette idée un peu folle mais magnifique; l’idée que tout peut devenir littérature. Un bouton, une charnière, un tambour, un tiroir à lessive. Tout. Pour Perec, il n’y a pas de petit sujet. Il n’a cessé de se demander: pourquoi écrit-on toujours sur ce qui sort de l’ordinaire? Pourquoi oublie-t-on que la vie est faite de miettes et de poussières? En choisissant une machine à laver, il parle en réalité de notre besoin de ranger et de recommencer.
Ce n’est pas un hasard si, dans ses livres, les gestes sont souvent mécaniques. Perec est comme un horloger du langage. Chaque mot est une pièce d’engrenage. Chaque phrase enclenche une logique. Mais dans cette mécanique, il y a toujours une faille. Lire Perec, c’est comme entrer dans une laverie automatique. On pose là son regard. On appuie sur «départ différé», on s’assied, on attend. Et quelque chose finit par apparaître. Un bruit léger, comme un tambour qui tourne. Un mélange de souvenirs et de mousse. Et alors on comprend que ce n’est pas juste une machine à laver. C’est une prose poétique. Et Perec en est à la fois l’ingénieur, le réparateur et le client fidèle.
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