
Le Liban court un péril existentiel, assure Tom Barrack, il pourrait être intégré à un de ces grands ensembles que les États-Unis rêvent de former pour diverses raisons énergétiques, commerciales ou sécuritaires. C'est certainement par inadvertance que le diplomate a agité cette menace. Il aurait dû lire la lettre adressée en 1989 par Jean-Paul II à tous les évêques catholiques du monde, et dans laquelle le pape avertissait: «La disparition du Liban serait sans aucun doute l'un des grands remords du monde. Sa sauvegarde est l'une des tâches les plus urgentes et les plus nobles que le monde d'aujourd'hui se doit d'assumer.»
En dépit de tous nos manquements et travers, la disparition du Liban serait celle d’un carrefour de civilisations unique et irremplaçable dans cette partie du monde, en raison de son pluralisme et de son respect absolu de toutes les libertés essentielles, de sa façade maritime et de son ouverture à l'Occident, de ses liens séculaire avec Rome et Paris, de sa francophonie, de son trilinguisme, de son sémitisme, et d'un art du marchandage qui l'a conduit même à marchander avec Dieu, comme Abraham le fit à sa sortie de Sodome.
Malheureusement, ce que MM. Le Drian ou Barrack ignorent, beaucoup de Libanais l'ignorent tout aussi bien. Tout le monde doit réaliser que le coup porté à notre souveraineté, et la perte, par l’État, du monopole des armes, est une erreur stratégique qui remonte à loi. Plus exactement à l’accord du Caire (1969), quand le Liban a accordé aux Palestiniens le droit d’attaquer Israël à partir du Liban. Ironie du sort, cette perte de souveraineté se produisit alors même que, grâce au président Chéhab, le Liban se dotait de toute l’armature institutionnelle digne d’une démocratie.
À la cession de souveraineté accordée aux Palestiniens, devait succéder celle qui fut accordée à la Syrie après l’accord de Taëf, puis l’hégémonie de l’Iran, après le départ des troupes syriennes en 2005. De sorte que si le Liban a pris son Indépendance, en 1943, il n’a pas encore véritablement vécu en État souverain. Il faut le chuchoter aux oreilles de M. Barrak.
On peut aimer Charles Malek, comme on peut ne pas l’aimer, parce qu’il a fait, politiquement, partie du Front libanais, cette «droite chrétienne» qui a eu le dessus, grâce à la Syrie, sur les «palestino-progressistes» du Mouvement national.
Mais Charles Malek est aussi l’un des rédacteurs de la Charte universelle des droits de l’homme de l’ONU, et à l’instar d’un Michel Chiha, il mérite d’être redécouvert, car sa phrase a l’élévation, les redondances, les grandes strophes et le souffle des pédagogues, et qu’elle est émaillée de trouvailles qui, d’elles-mêmes, définissent l’essence du Liban.
Ainsi, dans un article reproduit de la revue Al-Fousoul al-Loubnaniya (n° 3 , été 1980, pp 24-34), Charles Malek, lui-même grec-orthodoxe, écrit : «Jésus a dit: “À qui il a été beaucoup donné, il sera beaucoup demandé.” Les maronites ont reçu beaucoup; par conséquent, il leur sera beaucoup demandé. Et d’abord, il leur a été donné cette grande montagne: le Mont-Liban, l'un des noms les plus évocateurs de la Bible et de l’Histoire. Un nom synonyme de gloire, d'intégrité, d'élévation, de noblesse, de grandeur, de beauté, de sainteté, de parfums et de fragrances, et des éternels “Cèdres de Dieu”.»
La mission des maronites
«Aujourd'hui, stratégiquement, le Mont-Liban est parmi les plus puissantes forteresses du Proche-Orient, non seulement en lui-même, mais aussi dans le cadre d’une stratégie défensive générale du Moyen-Orient. Aucun autre peuple de toute cette région n'a été béni d'une nature semblable à celle du Liban. Si je devais aujourd'hui considérer l'importance de cette région dans le contexte des stratégies mondiales, et la position unique d’un Mont-Liban directement orienté vers la mer Méditerranée, il me semble juste de dire que nul autre peuple au monde n’a reçu pareille montagne. C’est un don monumental. L'abandonner de quelque manière que ce soit serait un péché impardonnable. Et dans ce cas, les questions suivantes se posent: Est-ce que les Libanais, et les maronites en particulier, méritent ce cadeau monumental? L’apprécient-ils à sa juste valeur?»
Charles Malek n’était pas stratège. Mais on reste surpris de trouver, sous sa plume, l’expression «stratégie défensive», à l’heure où cette expression n’était pas encore à la mode. On ignore ce qu’il aurait dit en voyant Benjamin Netanyahou courber les belles lignes droites tracées par les règles de MM. Sykes et Picot. Mais de ses propos, il apparaît que si Israël contrôle aujourd’hui les hauteurs de l’Hermon, il serait sage de ne lui donner aucun prétexte pour s’approcher de nos sublimes montagnes. Gardons notre forteresse pour nous. Le Hezbollah préfère la mort à l’humiliation, c’est entendu, mais il n’a pas le droit d’entraîner le Liban tout entier dans une entreprise vouée d’avance à l’échec. Le Liban ne lui appartient qu’en copropriété.
Dans l’article cité plus haut, Charles Malek, ajoute: «Le Liban a été offert en cadeau à tous les Libanais; en conséquence, nous sommes tous, en particulier les maronites, chargés de préserver cette montagne et de nous assurer, par nos mains et celles de nos frères, qu’elle reste imprenable. Il doit en être ainsi: pour nos frères et pour nous-mêmes, il doit continuer à exister, persévérer et rester digne des caractéristiques morales accordées à cette montagne par les annales du temps.»
Dans la réponse que le Liban doit apporter mardi prochain à M. Barrack et à son «boss», il faudrait glisser quelque part que ce que vient de vivre la Syrie nous fait perdre un peu plus confiance dans les États-Unis. La gifle qu’Ahmad el-Chareh vient de recevoir à Soueïda et à Damas est la preuve qu’il ne suffit pas de rencontrer Donald Trump en Arabie saoudite pour être protégés des coups de l’extrême droite israélienne.
Pour nous autres Libanais, qui sommes à la source de ce qu’il y a de plus authentique dans la Charte des droits de l’homme de l’ONU, la leçon est exemplaire: le Moyen-Orient qui se dessine n’est pas nouveau, c’est le Moyen-Orient du plus fort. Il n’obéit à aucun des principes de la civilisation universelle, où la parole donnée est une parole d’honneur.
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