
La scène internationale est remplie de situations ambiguës où les conflits évoluent dans des zones d’incertitude où les acteurs n’ont pas prise sur les événements et sont dans l’indétermination la plus totale, alors que les pétitions de principe ne cessent d’être émises. La gestion des incertitudes fait partie des principaux enjeux que les acteurs doivent intégrer à leurs modes opératoires. Le conflit russo-ukrainien, le conflit israélo-palestinien, le conflit iranien et les conflits internes au Liban et en Syrie relèvent de cette typologie.
Les négociations entre la Russie et l’Ukraine butent de prime abord sur des difficultés de principe qui rendent toute négociation impossible, à commencer par le fait que la Russie méconnaît la légitimité nationale de l’Ukraine et se refuse à toute négociation paritaire entre les deux gouvernements – indépendamment du fait que le pouvoir russe est à l’origine d’une agression que rien ne justifie, sinon la méconnaissance du fait national ukrainien et la surestimation de la puissance militaire russe et de ses limites trois ans après le début du conflit.
Autrement, l’autre non-dit de ce conflit, ce sont les projections d’un impérialisme russe qui remet en cause les équilibres géopolitiques qui ont succédé à la guerre froide. Le conflit en Ukraine est métonymique et nous renvoie aux desseins d’un néo-impérialisme russe qui vise la restructuration du nouvel ordre mondial, alors que la Russie bat le record de tous les déclassements.
La folie du dictateur mafieux se ressource dans des récits fallacieux et des projections stratégiques qui n’ont rien de réaliste. Tout observateur des dernières négociations savait pertinemment qu’on était plutôt dans la manœuvre la plus désinvolte et que Poutine n’avait d’autre objectif que de déjouer sa solitude, d'instrumenter une fausse cordialité avec Trump et de casser l’union transatlantique, alors que les combats qui se poursuivaient sur le terrain attestaient amplement sa mauvaise foi et son cynisme qui n’ont jamais démenti.
Heureusement que la diplomatie transatlantique a réussi à dépasser la psychologisation de la démarche diplomatique au profit d’une vision stratégique et d'une récapitulation méticuleuse des enjeux géostratégiques et de leurs incidences sur la diplomatie. La réunion de l’Alaska était un intermède inutile qui n’avait d’autre enjeu que de confirmer, une fois de plus, l’inefficacité de toute diplomatie qui fait fi des rapports de force lorsqu’il s’agit d’un dictateur aussi dangereux que Poutine.
Le conflit qui se joue à Gaza, et qui fut à la source de la dynamique conflictuelle qui a changé de manière irréversible la donne géostratégique régionale, touche à sa fin. Il n’est plus question pour Israël de prolonger ce conflit destructeur et les désastres qu’il a générés. Israël n’est plus en mesure de se résigner aux avatars de ce piège dont la valeur symptomatique et les effets ravageurs sur le plan moral et humain ont dévoilé la dérive nihiliste du conflit en cours et le caractère emblématique d’une radicalisation politique représentée par une gauche discréditée en quête de narratif.
Les effets pervers de cette guerre et ses conséquences ont fini par induire une dynamique géostratégique qu’Israël a préparée depuis de longues années et qui a fini par reconfigurer le paysage politique et militaire sur le plan régional. Il n’est plus possible d’aborder le conflit israélo-palestinien et les autres conflits régionaux sur la base de paradigmes géostratégiques éculés alors que les mutations induites par la contre-offensive israélienne ont imposé de nouvelles règles du jeu qu’on ne peut plus écarter d’un revers de main. Autrement, il ne faudrait pas oublier que cette mutation répond indirectement aux incertitudes d’un monde arabe dont les éclatements vont dans tous les sens et nous laissent perplexes devant l’absence des repères et les défaillances géopolitiques et de gouvernance qui n’ont pas trouvé de réponses jusque-là.
La politique de puissance iranienne autour de laquelle se sont structurées les dynamiques politiques régionales pendant la dernière décennie a été enrayée par la stratégie israélienne, et il n’est plus question de s’en accommoder tant sur le plan régional qu’international. La politique de domination chiite conduite par l’Iran n’est pas la seule victime de la géostratégie israélienne; elle s’accompagne de la fin de la saga de l’islamisme comme récit alternatif et comme projet politique. Elle a également entamé les mythes du nationalisme arabe et des supercheries idéologiques qui lui étaient associées.
Cette modernité échouée est à la recherche de nouveaux modèles de sociabilité politique, de gérance du pluralisme ethnique et religieux et de réformes de gouvernance en phase avec des modèles de démocratie libérale et d’État de droit. La contre-offensive du 7 octobre, à l’instar de la guerre de 1967, a renvoyé la région à la nécessité d’effectuer une lecture critique qui trancherait avec les rétrospectives idéologiques du passé récent et de ses rééditions catastrophiques. Fouad Ajami fut un des rares à annoncer la fin de l'«arabisme» comme paradigme politique et à en tirer les leçons.
L’intermède iranien est un épisode accidentel qui s’est ressourcé dans les mêmes récits, nommément ceux des frères musulmans et des dictatures arabes et islamiques. Il a fallu détruire la mythologie de sa supériorité militaire pour lever les blocages et amorcer des dynamiques de changement. Toute négociation qui se fera en vue de réhabiliter cette dystopie criminelle qui a valu à l’Iran et à la région tant de souffrances se trompe d’analyse et finira par reproduire les impasses.
La vacuité de l’intermède qui a succédé à la guerre des 12 jours qui a opposé l’Iran aux États-Unis et à Israël atteste la futilité d’une politique d’accommodation dont l’Iran se servirait pour réprimer les oppositions de l’intérieur et relancer une nouvelle politique d’embrigadement des mandataires régionaux. Il n’y aura pas de paix tant que le régime iranien n’est pas défait et que le récit islamiste n’est pas déconstruit. La paix démocratique ne peut en aucun cas faire ménage avec des régimes totalitaires.
Les contextes irakien, syrien et libanais illustrent de manière dramatique les verrouillages systémiques qui font blocage à la paix civile, au dialogue politique et aux réformes institutionnelles. Les trois pays sont otages à des degrés divers de la politique de puissance iranienne, et butent sur des politiques de domination qui font obstacle à toute politique de réconciliation nationale, de paix négociée sur le plan régional et à des politiques réformistes consensuelles.
L’Iraq demeure l’arrière-cour de la politique de puissance iranienne qui tente de manière répétée de saboter ses réformes institutionnelles, de remettre en cause sa concorde civile et de l’instrumenter dans le cadre de sa stratégie de déstabilisation régionale. La Syrie de l’ère post-Assad essaie de se reconstruire sur des bases controversées qui risquent de compromettre sa politique de transition. Il est impératif pour le nouveau régime de réviser ses ordres de priorité en empruntant la voie des règlements négociés des contentieux stratégiques avec Israël, de prendre ses distances vis-à-vis du diktat turc, des mouvances du terrorisme islamiste dont il est issu, de repenser les enjeux du pluralisme ethno-national et religieux à nouveau frais, et de mettre fin à l’ébauche de l’État prédateur qui se profile à l’horizon. Le Liban reste otage de la politique de domination chiite pilotée par l’Iran et de ses effets destructeurs. Il est impossible de reconstruire le Liban à partir des hypothèques stratégiques, idéologiques et institutionnelles qui ont réduit à néant un héritage de démocratie libérale et d’État de droit unique dans le concert des États arabes. Nous faisons face dans ces trois scénarios à des enjeux politiques majeurs qui se jouent dans le cadre d’une nouvelle dynamique géostratégique aux parcours indéfinis.
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