Le couple: une fiction imparfaite à deux qui se (re)construit
Le couple: une histoire à deux voix, sans cesse réinventée. ©Shutterstock

Un couple n’est pas un objet stable, c’est une scène, un rythme, un langage en continuelle réécriture, une narration à (re)créer. À chaque étape, rencontre, installation, désir d’enfant, parentalité, élargissement familial, crises, vieillissement, se rejouent des scénarios inconscients hérités de l’enfance. La psychanalyse éclaire ce mouvement, non pour prescrire une norme, mais pour rendre pensable ce qui se trame entre deux sujets désirants.

D’abord la rencontre. Freud distingue deux voies inconscientes du choix d’un partenaire: l’axe anaclitique, où l’on cherche le soutien de figures anciennes (la mère qui nourrit, le père qui protège), et l’axe narcissique, où l’on aime ce que l’on a été, ce que l’on voudrait être, ou ce qui fut un jour le reflet de soi. La rencontre est issue d’un malentendu certes, mais d’un malentendu qui peut s’avérer fécond. Pour Lacan, l’amour donne ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Autrement dit, chacun apporte son manque et espère que l’autre en fera un poème plutôt qu’un trou. À ce moment, l’idéalisation protège. Mélanie Klein y voit la prédominance d’un clivage qui met au loin le mauvais, concentre le bon, et permet d’oser s’approcher. Jean-Georges Lemaire parlera plus tard de «roman conjugal»: un pacte narratif discret où chacun se voit assigner un rôle (le téméraire et la prudente, l’organisateur et l’inspirée), manière de stabiliser l’inconnu.

Puis viennent les premiers pas de la vie commune, où l’on compose avec ses masques. Joan Rivière a décrit la «féminité comme mascarade», une mise en scène apaisante au bord de l’angoisse et de la rivalité. Nous nous présentons à l’autre, au début, dans nos plus beaux habits psychiques. Encore faut-il que ces masques puissent tomber sans fracas. Winnicott nous offre des images précieuses d’un nécessaire «holding», c’est-à-dire d’un environnement suffisamment soutenant pour que le vrai self puisse se déployer. Les gestes du quotidien deviennent des objets transitionnels, tels le café du matin, une chanson commune, des rituels réguliers, qui forment une aire de jeu où l’on peut s’essayer, se dédire, rire, sans que rien de vital ne s’effondre. Le couple se découvre dans une sorte de jeu, condition pour qu’il tolère bientôt le passage au penser ensemble.

Mais le réel ne tarde pas à s’imposer. Il faut créer des territoires, des frontières, un rythme. Les familles d’origine s’invitent avec leurs demandes et leurs rituels. On discute d’argent, d’organisation, de temps, croyant parler de choses, alors qu’on négocie des places. Suis-je reconnu? Ai-je droit à une place particulière? Est-ce que mon usage du monde vaut le sien? M. Klein rappelle que les partenaires se chargent mutuellement d’éléments indésirables comme projeter sur l’autre ma jalousie pour mieux m’en croire débarrassé, combattre en soi ce que l’autre y a déposé, devenir ennemis d’une créature commune. Wilfred Bion propose alors la notion de contenance dans le couple. Celui-ci tient si, à tour de rôle, l’un reçoit l’angoisse brute de l’autre, l’élabore et la rend pensable en la contenant. Quand cette fonction se rompt, surviennent alors les «attaques contre la liaison», on ne veut plus lier les idées, on déserte le dialogue, on rompt le fil, et, parfois, on cogne avec des actes (silence hostile, distanciation, nuits ailleurs, violences) pour ne plus avoir à penser.

Dans le couple, la sexualité, loin d’être un champ séparé, traverse tout. Lacan l’énonce abruptement: «Il n’y a pas de rapport sexuel», c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’ajustement naturel des jouissances individuelles. Les corps se cherchent sur des tempos différents, la parole tisse l’accord autant qu’elle souligne le non-coïncidence. Les blessures se réveillent avec la honte de son corps, la crainte de l’abandon, la peur d’être envahi. Un couple ne résout pas l’énigme de la sexualité. À la place, il invente une manière de l’habiter, d’en parler sans la morceler, de donner droit à la fantaisie comme à la limite, sans confondre l’autre comme objet de sa propre jouissance. Entre trop de fusion qui étouffe le désir, et trop d’éloignement qui l’éteint, il s’agit de trouver une plaisante respiration.

Lorsque s’avance la question de l’enfant, le récit se recompose avec, comme toujours, la domination des fantasmes. Le désir d’enfant (réparer, transmettre, se perpétrer, éprouver sa puissance ou soigner sa propre enfance) concentre des motions contradictoires. Chez la femme, la grossesse intensifie ce que Winnicott nomme la «préoccupation maternelle primaire»: un état d’attention presque océanique qui peut reléguer le partenaire à une place secondaire. La naissance introduit un tiers réel. La dyade devient triade, avec une géométrie nouvelle des regards. Lemaire décrit cette bascule comme une épreuve du pacte narcissique: consent-on à n’être plus l’unique objet? À céder de sa toute-puissance à un être qui, en pleurant, redistribue les souverainetés? Bion nous invite à penser les «nuits sans bords», ces nuits où l’enfant déverse dans ses parents des «éléments bêta», c’est-à-dire des expériences brutes, non pensées, qu’il leur revient de transformer en nourriture psychique. Les conflits prennent des visages concrets (répartition des soins, rôle des grands-parents, retour au travail, libido en sommeil), mais, en dessous, se rejouent reconnaissance et dette: «As-tu vu ce que je porte? Vois-tu ce que je perds?» Avec M. Klein on parlerait de la dynamique envier/réparer. Le couple doit maintenir des frontières poreuses mais fortes, accueillir la famille d’origine sans perdre la souveraineté du noyau conjugal.

Avec l’adolescence, l’agitation familiale prend l’allure d’un sismographe. Les parents sont renvoyés, par ricochet, à leurs propres turbulences de jadis. L’autorité se fissure si elle prétend à l’unisson, elle se crédibilise si les divergences se disent sans disqualifier l’autre. Le moment est propice à réévaluer le couple conjugal sous le couple parental: existe-t-il, encore, un espace pour «nous deux»? Un lieu symbolique où l’on se retrouve pour autre chose que la logistique? Questions lancinantes qui demandent des réponses et, souvent, un réaménagement.

 

 

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