
Entre champs qui débordent et frigos saturés, les producteurs de pommes de terre et de volailles libanais réclament l’oreille du gouvernement: abandon des importations anarchistes, ouverture des exportations terrestres vers les pays arabes et surtout des prix justes pour permettre leur survie.
C’est une scène à la fois sérieuse et cocasse: dans le milieu agricole, on ne parle plus de la météo, mais du sort des patates et des poulets. Les syndicats agricoles, exaspérés, dénoncent un marché à deux vitesses où les produits libanais se retrouvent coincés entre les importations à bas prix et les exportations bloquées. Pendant que les consommateurs croulent sous les pommes de terre égyptiennes et les volailles brésiliennes, les producteurs, eux, regardent leurs récoltes… pourrir dans les frigos.
Le cri d’alarme des producteurs
Mardi, dans une antenne locale du ministère de l’Agriculture à Bébnine (Akkar), plusieurs producteurs de pommes de terre se sont réunis pour dénoncer une réalité crue: face à la concurrence étrangère, ils n’arrivent ni à vendre sur le marché intérieur, ni à exporter. Résultat: leurs stocks s’entassent dans les entrepôts, menaçant la survie de centaines de familles agricoles.
Ils demandent donc au gouvernement de limiter les importations concurrentes, notamment celles de pommes de terre égyptiennes, et de soutenir la production nationale en achetant local au même prix que les produits importés. Les agriculteurs réclament également la création d’un tribunal agricole spécialisé pour régler les litiges, ainsi qu’une meilleure régulation des prix des semences et des intrants.
La filière avicole dans la tourmente
Pendant ce temps, le syndicat des producteurs de volailles, présidé par William Boutros, continue de tirer la sonnette d’alarme. Les produits avicoles libanais sont aujourd’hui interdits sur la plupart des marchés arabes, alors que des produits similaires souvent subventionnés entrent librement au Liban sans droits de douane.
Dans ce contexte, une délégation du syndicat, conduite par William Boutros, a rencontré, mercredi, le ministre de l’Agriculture Nizar Hani pour discuter de la situation critique du secteur. Selon un communiqué du syndicat, l’entretien a été «fructueux»: le ministre a exprimé sa compréhension des difficultés rencontrées et a insisté sur la nécessité d’appliquer la stratégie nationale du secteur avicole telle qu’elle a été planifiée.
M. Hani a également promis de suivre de près la question des produits à base de volaille, afin de trouver des solutions pour préserver une industrie jugée stratégique et prometteuse pour l’économie libanaise.
Le syndicat a par ailleurs mis en garde contre les risques existentiels qui pèsent sur les usines de produits dérivés du poulet, soulignant l’injustice commerciale qui permet à des produits arabes similaires d’entrer sur le marché libanais sans aucune taxe douanière, alors que leurs homologues libanais sont bloqués à l’export.
«Il est incompréhensible, a insisté le syndicat, que le Liban autorise ces importations sans droits de douane alors même que la volaille utilisée dans ces produits n’est pas issue de la production locale de ces pays.»
Le syndicat plaide donc pour une réciprocité de traitement: rétablir les licences d’importation à titre transitoire, puis imposer des droits de douane équitables afin de protéger cette filière naissante, incapable de rivaliser dans son propre marché tout en étant exclue des marchés arabes.
Un déséquilibre qui agace les producteurs
Le Liban produit environ 659.000 tonnes de pommes de terre par an, principalement dans le Akkar et la Békaa, selon le ministère de l’Agriculture. Pourtant, le pays importe encore près de 30 millions de kilos de pommes de terre fraîches chaque année, contre seulement 20 millions exportés, souvent vers les pays arabes voisins.
En d’autres termes: les frigos débordent au Liban, pendant que les marchés de Riyad ou de Amman restent hors d’atteinte.
De leur côté, les éleveurs de volaille produisent environ 150 millions de kilos de poulet par an, pour un marché évalué à 350 millions de dollars, selon Blominvest Bank. Mais en 2023, les importations de viande de volaille (principalement du Brésil) ont atteint 20 millions de dollars, tandis que les exportations restent dérisoires – à peine 0,02% des ventes libanaises à l’étranger.
«Nos poulets sont bloqués à la frontière, pendant que les barquettes brésiliennes traversent la douane sans même montrer leurs plumes», déplore un éleveur de volailles.
Agriculteurs et éleveurs réclament à l’unisson l’application stricte des interdictions d’importation non autorisées, notamment celles concernant les pommes de terre égyptiennes et les volailles transformées. Ils demandent aussi la réouverture des corridors terrestres vers les pays arabes – une option beaucoup plus économique que le transport maritime afin de relancer les exportations.
Face à la surproduction, certains producteurs confient que leurs chambres froides sont pleines à craquer, avec des pertes qui s’accumulent chaque semaine. Sans aide rapide, des milliers d’exploitations agricoles risquent de fermer.
Le problème ne se limite pas à la patate ou au poulet: c’est tout un modèle agricole qu’il faut repenser. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) rappelle d’ailleurs que le Liban importe près de 80% de ses denrées alimentaires, une dépendance qui fragilise encore davantage les producteurs locaux.
Pour les syndicats, l’enjeu dépasse la simple défense d’un marché: il s’agit désormais de préserver la souveraineté alimentaire du pays. Si rien n’est fait, le Liban risque d’importer bientôt non seulement ses frites, mais aussi ses œufs et ses escalopes.
Les producteurs libanais sont à bout de souffle, coincés entre un État impuissant et un marché mondialisé impitoyable. Leur cri d’alarme résonne comme une évidence: sans mesures rapides pour réguler les importations et faciliter les exportations, la patate ne nourrira plus personne – même pas l’espoir.
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